Journaliste au Guardian, Ed Vulliamy est l’auteur d’Amexica, la guerre contre le crime organisé sur la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Ce livre, que l’on compare au Gomorra de Roberto Saviano, vient de sortir en France.
« C’est un livre contre la trajectoire du soleil« , se poile Ed Vulliamy en remettant son gilet en cuir par dessus sa chemise. Le journaliste du Guardian, quotidien de référence britannique, résume ainsi son enquête sur les cartels mexicains. Elle débute à l’ouest, à Tijuana, se poursuit le long des 3 200 kilomètres de la frontières américano-mexicaine, jusqu’à Matamaros. Du Pacifique au Golfe du Mexique, sa course contre le lever du soleil dessine un territoire poussiéreux, meurtrier et anarchique au sens propre du terme. Il a rebaptisé cette zone l' »Amexique » : « Un endroit en guerre » qu’Ed Vulliamy dépeint en passant du temps avec des junkis en centre de désintox, en suivant à la trace les différents business des cartels puis en faisant le lien avec « les milliards de dollars blanchis dans nos banques« . Publié en 2010, son ouvrage Amexica vient de paraitre en version française augmentée d’un prologue et d’une postface.
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Comment travaille-t-on dans un territoire quasiment entièrement aux mains de cartels ?
Je n’étais pas effrayé, j’étais pétrifié. J’ai vu des enfants massacrés en Bosnie et des morts en Irak mais je n’ai jamais eu aussi peur qu’au Mexique. Dans ces pays en guerre, vous savez que vous pouvez être tué ou blessé, c’est une possibilité. Vous l’intégrez, ça fait partie du risque. La torture des narcos c’est autre chose. Ils ont des docteurs qui s’assurent que vous restez conscients le plus longtemps possible. Les meurtres des cinquante-huit journalistes mexicains ce sont des meurtres affreux, inimaginables. Ils ont été tués lentement, cruellement. Dans les villes contrôlées par les Zetas (à l’est), leur nom ne doit même pas être prononcé, afin que l’histoire ne soit pas racontée. Dans une de ces villes, le chef de la police a été tué huit heures après sa nomination. Et il n’y a pas eu une ligne dans les journaux locaux…
Personne n’a osé en parler ?
Absolument personne. Même pas une ligne sur sa mort. Idem quand on a découvert un charnier avec soixante-douze cadavres d’immigrés massacrés par les Zetas. Ça a fait les gros titres partout dans la presse internationale et absolument rien localement.
Pouvez-vous nous parler de votre visite de l’antre de celui qui a été surnommé le « Pozolero del Teo » (littéralement « faiseur de soupe de cochon ») ?
On est arrivés sur le site qui était fermé par des cordons de police depuis quelques mois. Les policiers sur place, des fédéraux, nous on dit : « non, non, vous ne pouvez pas rentrer« . J’étais avec un journaliste mexicain. Il m’a conseillé de leur proposer de l’argent. Je leur ai donné 400 pesos (32 dollars) et ils nous ont ouvert le hangar. C’est là que le « pozolero » faisait disparaître dans l’acide les corps de cadavres que les narcos lui amenaient. Il l’aurait fait pour plus de trois cents personnes. À l’intérieur, il y avait deux bidons de plastique bleu et, pour les restes humains, une petite piscine en ciment creusée dans le sol. Il y avait aussi un arbre de noël, un plant de marijuana et des bières. Ce « pozolero » travaillait au départ pour un cartel de Tijuana, c’était un expert dans son domaine. Puis il a été transféré, un peu comme Beckham au Paris Saint-Germain, racheté par le cartel de Guzman, alias « el chapo » (« le trapu »), qui est à la tête de la plus grosse mafia du Mexique. Et peut-être du monde. La visite était irréelle, incroyable. Les policiers restaient très factuels : « Tiens, regardez les restes ici (Ed a vu une partie de mâchoire avec quelques dents qu’il me montre en se tirant la joue), on a pas fait un très bon travail. Et le policier ajoutait: « c’est très intéressant non ? » C’était comme un tour de musée très factuel.
Pourquoi des policiers mexicains en arrivent à diffuser dans la presse des photos de cadavres de chefs narcos – qu’ils ont abattus – recouverts de dollars ensanglantés ?
Ils ont la même mentalité que les cartels. D’ailleurs, il y a un segment de société, issu notamment de la gauche, qui a tendance à dire que le problème c’est justement les comportements des forces de l’ordre. Je ne suis pas convaincu par ça. Leur attitude constitue certainement un problème car ils font des abus, mais il faut ôter nos oeillères. La chose la plus importante, c’est la « brutalisation » générale de la société mexicaine dans son ensemble, notamment envers les femmes.
Hiram Munoz, Le docteur légiste attaché au bureau du procureur d’État de Basse Californie (à Tijuana) vous explique comment chaque mutilation délivre selon lui un message clair*. Pourquoi n’est-il pas écouté par les autorités qui enquêtent sur les meurtres ?
(*Le docteur lui a déclaré au cours d’un entretien : « Si la langue est coupée il s’agit d’une personne trop bavarde, un mouchard, ou « chupro ». On coupe le doigt d’un homme qui a trahi son clan. Un homme castré a dû coucher avec la femme d’un autre ou ne serait-ce que la reluquer. Les bras coupés peuvent indiquer que vous avez volé dans la marchandise qui vous avait été confiée, des jambes coupées que vous avez essayé de vous éloigner du cartel. La décapitation, c’est différent : elle tient de la démonstration de puissance, de l’avertissement adressé à tous, comme les exécutions publiques autrefois.« ).
C’est incroyable ça. Je lui ai évidemment posé la question et il pense qu’ils ne veulent pas résoudre les crimes, il a peut-être raison. Car la police travaille pour les cartels. Comme dans la ville de Cancun où des procureurs fédéraux ont estimé que 1 700 policiers travaillaient pour les Zetas, dont le chef de la police qui se faisait appelé « Le Viking »… Quand un cartel prend un territoire, il doit faire trois choses. La première, c’est de contrôler la police en l’infiltrant et en la menaçant. La seconde, c’est de contrôler les politiciens. Et la troisième, comme il ne faut pas que cette histoire soit écrite, il faut contrôler la presse. Mais ce qui change, c’est que les mafias « se décriminalisent » en partie car elles investissent leur argent dans l’économie légale. Un exemple, une partie de l’industrie du tourisme est détenue par les mafias via des prête-noms. La semaine dernière on a assassiné le ministre du Tourisme, c’est un message absolument clair : « le tourisme c’est nous« .
La majeure partie de votre livre traite de vos observations de terrain. Pourtant vous dites que ce n’est pas de ce côté qu’il faut regarder…
Je suis davantage intéressé par les implications et significations de cette guerre que par la guerre elle même. Mais pour la qualifier et la comprendre vous devez avoir fait le reportage avant. Ce n’est pas une guerre exotique dans un pays distant. C’est notre guerre, elle est liée à notre société à plusieurs niveaux. D’abord, nous en Europe et aux Etats-Unis, nous consommons cette drogue. Les narcos ont intégré le système économique. Ils comprennent très bien le capitalisme. Ils reproduisent le modus operandi. De plus, ce sont nos banques qui blanchissent l’argent.
Vous évoquez la banque Wachovia qui a reçu selon les autorités américaines, entre 2003 et 2008, presque quatre cents milliards de dollars en provenance des « casas de cambio » (maison de change) mexicaines, dont cinq milliards en liquide…
Oui et plus récemment, il y a eu HSBC. Et là on parle d’environ sept milliards en cash en provenance du Mexique. En cash ! Ce sont littéralement des camions et des camions d’argent liquide. Et plus incroyable, quand ces banques ont été pincées par les autorités américaines, on leur a seulement dit : « Oh excusez moi (il tapotte sa main droite comme un adulte le ferait pour de faux à un enfant qui a fait une bêtise) Ne le refaites plus ! » L’amende s’avère ridicule (160 millions d’euros) pour Wachovia, pour eux c’est le pourboire qu’on laisse après une bière. Wachovia fait partie du groupe Wells Fargo qui a coopéré avec l’investigation. Tout comme HSBC. Quand HSBC est passée devant la commission du Sénat à Washington, ils ont plaidé coupable. Et ils ont été épinglé pour encore davantage que Wachovia. Ils ont donné quatre milliards, c’est un bon pourboire. L’ancien chef exécutif d’HSBC, est maintenant ministre du commerce dans le gouvernement anglais : Lord Green. Le chef de HSBC Mexique, Paul Thurston a été promu. Soit ils sont conscients qu’ils blanchissent de l’argent sale, soit ils sont totalement stupides. Mais dans ce dernier cas, ils ne dirigeraient pas une banque.
Geoffrey Le Guilcher
Narco-lexique
narcofosas : fosses ou charniers d’immigrés tués par les narcos.
narcomantas : couvertures enveloppant un cadavre ou une tête découpée avec un message écrit dessus à destination du public (car relayé dans les journaux), d’un clan ou d’un homme.
le norteño : expression musicale et son argot mi anglais, mi espagnol. Par exemple on dit : »mano » c’est un mix entre « man » et « hermano », un vélo sur la frontière on dit un « baica » mic entre « bike » et « una bicicleta ». Une épouse, on dit une « waifa », de « wife ».
un sicario : un sicaire, un tueur.
un dedo : un traitre
« Z » : ou « la dernière lettre de l’alphabet », nom donné pour parler de ceux dont on doit taire le nom dans le nord est du Mexique : le cartel des Zetas.
Santa (o santísima) muerte : (la (très) sainte mort) surnommée aussi la dame des ombres, est une sorte de culte, de religion que les narcos respectent et portent sur leur par brise, t-shirt ou téléphones portables.
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