Troupe de cabaret ultra connue en Ukraine, les Dakh Daughters nous donnent de leurs nouvelles depuis leur pays en guerre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Formée à Kyiv en 2012, la célèbre troupe de cabaret ukrainienne Dakh Daughters, exclusivement féminine, partage certaines de ses sept membres avec le groupe DakhaBrakha et a été programmée dans le monde entier, de Tahiti au festival des Vieilles Charrues. Deux de leurs membres, Ruslana Khazipova et Anna Nikitina, nous donnent de leurs nouvelles depuis l’Ukraine.
Ruslana Khazipova : “On résiste toutes comme on peut, avec humour. C’est l’une de nos armes”
Elle était en tournée la semaine dernière avec ses comparses, après s’être produite fin janvier à l’Opéra national d’Avignon. Aujourd’hui, elle est réfugiée à Lviv après avoir fui Kyiv, et vit au son des bombardements. Lors de notre entretien, les sirènes ont sonné. Ruslana Khazipova est partie se mettre à l’abri dans une cave, avant de revenir terminer l’interview. Digne. Résistante. Et pleine d’humour.
“La première nuit où l’invasion russe a commencé en Ukraine, avec mon mari, on regardait un film sur la guerre d’Hiver en Finlande. On ne pouvait pas dormir. L’intrigue se déroule en 1939 quand les troupes soviétiques se sont lancées à l’assaut d’Helsinki. On a réalisé que rien n’avait changé, que c’était le même scénario qui se produisait dans notre propre pays près d’un siècle plus tard. Deux heures après, on a entendu les premiers bombardements à Kyiv. On a pris la décision en fin de journée d’aller rejoindre Vlad Troïtsky (le fondateur et directeur du théâtre underground Dakh en Ukraine, ndlr.) en dehors du centre-ville de Kyiv pour se protéger et mettre notre fils de trois ans à l’abri. Le lendemain, on s’est remis en route en direction de l’Ouest du pays. On a réussi à faire le plein après avoir attendu trois heures pour trouver de l’essence. On a téléchargé une application qui recense en direct les endroits bombardés par les troupes russes en Ukraine, et les routes à éviter.
On était des milliers coincé·es dans les bouchons à fuir les environs de Kyiv. On a compris qu’on n’atteindrait jamais Lviv (située à environ 600 km de la capitale, ndlr.) dans la journée. On a continué de rouler jusqu’à la nuit tombée. Il fallait trouver un endroit pour se protéger des bombardements et essayer de se reposer. Tous les hôtels étaient bondés mais j’avais pu booker une réservation via internet dans l’un d’eux. En y arrivant, après douze heures de voiture, la réceptionniste m’a dit : nous n’avons plus aucune place, je suis désolée. Tous les couloirs étaient remplis de monde. J’ai fini par demander si l’hôtel n’avait pas un tapis à nous prêter pour que nous puissions dormir quelques heures nous aussi dans un couloir. Ils nous ont carrément mis à disposition un petit canapé dans un coin de l’hôtel et nous ont fait à manger. C’était le premier repas qu’on pouvait avaler en deux jours. Mon fils n’arrivait pas à dormir, c’était un zombie. Il chantait non stop, il dansait, c’était une pile électrique. Avec la panique alentour, le stress de la journée, c’était difficile de le calmer, de le bercer et de le rassurer. Mon mari a dormi deux heures et est reparti faire la queue à la station essence pour que nous en ayons suffisamment pour rejoindre Lviv. Oh Audrey, il y a les sirènes. Je dois réveiller mon fils pour qu’on aille se cacher sous terre. On se rappelle !”
[20 minutes plus tard]
“Donc ! On a repris la route le matin, et on est allé·es chez d’autres connaissances qui étaient sur la route. On a pu dormir plusieurs heures d’affilée, reprendre des forces, se doucher. Mon fils commençait à s’apaiser, il était de bonne humeur, il réclamait des câlins. Il est incroyable. Là, quand je l’ai réveillé de sa sieste pour qu’on aille à la cave, il n’a pas pleuré, n’a pas râlé, il a tout de suite dit, les yeux à moitié fermés, “Oui maman, d’accord, dépêchons-nous !”. Quand on est remonté·es, il a dit à la fille de l’amie qui nous a accueilli·es : “C’est bon, on peut continuer de jouer aux policiers !” Il vit sa meilleure vie ici, il y a des tas de jouets qu’il n’avait pas à la maison. [Rires.]
On a finalement réussi à rejoindre Lviv le lendemain. On a mis trois jours pour faire ce trajet qui prend en temps normal 7 heures. Mon mari est reparti le lendemain pour Kyiv. Tous les hommes de 18 à 60 ans ont été mobilisés dans le pays. Il voulait être sur place, il voulait aider comme il pouvait pour résister contre l’invasion russe. Pour l’instant, il est sur la liste d’attente des réservistes de l’armée. Ils ont déjà trop de volontaires ! Tu te rends compte ! [Rires.] Il a donc été appelé pour aider des personnes âgées dans la capitale : seules, isolées, pas en état de sortir faire des courses ou d’acheter d’autres produits de première nécessité. Moi, je reste ici à Lviv, je ne veux pas quitter mon pays. On est tous·tes mobilisé·es d’une façon ou d’une autre. Cela fait huit ans qu’on l’est tous·tes, depuis la fin de Maidan et le début de la guerre dans le Donbass (région à l’Est de l’Ukraine, proche de la frontière russe. 14 000 personnes y ont perdu la vie depuis 2014, ndlr.).
Avec les Dakh Daughters, hier, on a notamment demandé à Spotify et Apple de changer la couverture de nos albums sur leurs plateformes avec le slogan “Stop Russian agression in Ukraine, no war”. L’enjeu est que les russophones aient accès à la vraie information, qu’iels puissent savoir ce qu’il se passe réellement dans le pays malgré la volonté de Vladimir Poutine de museler la parole. J’ai vu que plusieurs théâtres français étaient également mobilisés, ils ont prévu de diffuser une chanson des Dakh Daughters et une de DakhaBrakha avant chaque représentation. C’est leur manière de nous soutenir et cela nous fait beaucoup de bien. Avec les Dakh Daughters, on saura les remercier comme il se doit quand on reviendra ! L’une de d’elles d’ailleurs, dont le compagnon et le père de son enfant est français, essaie de rejoindre le pays. Les autres sont pour la plupart à Kyiv. On résiste toutes comme on peut, avec humour. C’est l’un des talents des Ukrainien·nes, l’une de nos armes. La vie continue. Il n’y a pas d’autre option possible.”
Propos recueillis par Audrey Lebel
Anna Nikitina : “S’il faut me battre, je le ferai”
“Je me trouve à Kyiv dans une maison d’amis, au calme. Mon mari et moi sommes venu·es ici après deux jours de guerre. Notre appartement se trouve au 14e étage d’une tour… C’est trop haut, il y a trop de fenêtres. Nous avions peur en permanence qu’un projectile vienne s’exploser contre nos fenêtres. Nous n’étions pas du tout en sécurité, d’autant que nous devions tout le temps courir nous réfugier dans le métro pour éviter les bombes. J’ai envoyé notre fils chez l’une de ses grands-mères, dans une petite ville à l’extérieur de Kyiv. Il a sept ans. Pour être honnête, je ne veux pas quitter Kyiv et il n’y avait pas de place pour moi dans la voiture qui l’emmenait là-bas. Ici, je me sens utile. Je peux donner de mon énergie, de la lumière qui m’anime.
Cette guerre se trame depuis 2014 et la révolution de Maidan. Mais pourquoi ces gens pensent-ils que l’Ukraine est leur terre ? Ils n’ont pas mieux à faire de leurs journées ? Nous ne pouvons nous battre contre Poutine sans votre aide. C’est un démon. Nous avons donc besoin de toute l’aide possible, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre.
Je passe mon temps à cuisiner. J’ai aussi fait nos bagages au cas où l’on doive partir quelque part très vite. Je suis artiste, je ne sais pas me battre, mais s’il le faut, je le ferai. »
Propos recueillis par Carole Boinet
{"type":"Banniere-Basse"}