Ce 20 décembre aux élections législatives en Espagne, le parti de la gauche radicale Podemos a raflé plus de 20% des voix. Comment ce mouvement politique issu des Indignés s’est-il imposé sur la scène nationale en deux ans, et quelles sont ses perspectives ? Entretien avec Héloïse Nez, maître de conférences en sociologie à l’Université de Tours, auteure de Podemos, de l’indignation aux élections.
En l’espace de deux ans, Podemos est devenu le troisième parti d’Espagne, dépassant les 20% aux élections législatives et talonnant le PSOE [équivalent espagnol du PS, ndlr]. Est-il en passe de réussir à « convertir l’indignation en changement politique » ?
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Héloïse Nez – L’un des mérites de Podemos est d’avoir offert une issue électorale au mouvement des Indignés et une alternative partisane aux électeurs espagnols. Quand les Indignés émergent le 15 mai 2011, à une semaine des élections municipales et régionales, ils se trouvent dans une impasse électorale : le choix se résume alors entre les socialistes au pouvoir, qui ont déjà adopté les premières mesures d’austérité, et la droite dans l’opposition, qui prévoit d’aller encore plus loin dans les coupes budgétaires. Le principal slogan des Indignés, « Ils ne nous représentent pas », se dirige aux principaux partis politiques au pouvoir depuis la transition démocratique (1975-1978), le PP (droite) et le PSOE (socialiste), qui sont impliqués dans de nombreuses affaires de corruption et proposent les mêmes politiques d’austérité face à la crise économique. C’est pourquoi les Indignés revendiquent une « démocratie réelle » et plus de justice sociale.
Podemos va reprendre ces deux principales luttes, la corruption et les inégalités socio-économiques, dans son programme. Il propose, par exemple, de réformer le système électoral pour qu’il soit réellement proportionnel, de garantir l’indépendance des juges et de mettre en place des mesures sociales financées par une réforme fiscale. Podemos a ainsi mis au cœur de la campagne électorale des préoccupations et propositions qui étaient portées par les Indignés. L’effondrement du bipartisme à l’issue du scrutin montre que le changement politique est en marche, même si les partis traditionnels conservent pour l’instant les deux premières places.
Podemos arrive premier en Catalogne et au Pays Basque, et deuxième à Madrid, dans la région de Valence et en Galice. Comment interpréter ces résultats, cette géographie électorale ?
Podemos propose un discours différent des autres partis sur la question territoriale. C’est le seul qui défend l’organisation d’un référendum sur l’indépendance en Catalogne (comme cela a été le cas en Ecosse), en mettant en avant le droit à l’autodétermination des Catalans. La vision d’un Etat plurinational défendue par Podemos a été bien reçue dans les régions où l’identité nationale est forte, comme au Pays basque, en Catalogne, à Valence ou encore en Galice. Dans ces trois dernières régions, Podemos s’est présenté aux élections législatives dans le cadre de coalitions plus larges, qui se sont appuyées sur l’expérience des « municipalités du changement » (Barcelone, La Corogne, Saint-Jacques de Compostelle, etc.) et sur des forces de gauche locales (comme Compromis à Valence ou Anova en Galice). Le soutien de la maire de Barcelone, Ada Colau, a été par exemple déterminant dans la victoire de Podemos en Catalogne.
En septembre dernier, Pablo Iglesias annonçait que Podemos allait “se normaliser”, et manifestait la volonté que son parti ne demeure pas un “outsider”. Ce recentrage politique a-t-il eu lieu, et explique-t-il les résultats de ce dimanche ?
Dès le départ, Podemos s’est présenté comme un parti « né pour gagner », loin de vouloir se limiter à être une force d’appoint dans le cadre d’alliances avec les socialistes. Le nom choisi par le parti (« Nous pouvons ») et son principal slogan (« Oui on peut »), repris du mouvement des Indignés et de la lutte contre les expulsions de logement, insistent sur cette volonté de gagner et de faire bouger les lignes. Alors que le PP et le PSOE disaient en permanence « on ne peut pas » (arrêter les expulsions de logement, en finir avec la corruption, faire une politique économique différente, etc.), Podemos affirme qu’une alternative politique est possible. C’est un discours très mobilisateur.
Podemos a ainsi cherché à véhiculer un message d’espoir aux électeurs qui ne se sentaient pas représentés par les partis existants. La stratégie du parti consiste également, depuis ses débuts, à dépasser le clivage « gauche / droite » par une opposition entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », les élites et le peuple. Podemos dit vouloir « occuper la centralité de l’échiquier politique », ce qui ne correspond pas au centre idéologique, mais au souhait de mettre les préoccupations des citoyens (chômage, expulsions de logement, lutte contre la corruption, etc.) au centre de leur projet politique. C’est ce discours simple, partant des problèmes quotidiens de la population, qui a rencontré un écho favorable dans les urnes.
Vous expliquez dans votre livre que Podemos s’appuie sur le clivage entre “ceux d’en haut” et “ceux d’en bas”. Jean-Luc Mélenchon a expliqué après les régionales – désastreuses pour la gauche radicale en France – que ce serait également son angle d’attaque : la polarisation entre “l’oligarchie” et “le peuple”. Pourquoi ce discours ne permet pas à la gauche radicale de sortir de l’ornière en France ?
Le contexte politique est différent en France et en Espagne. Quand le mouvement des Indignés émerge en 2011, il y a un discrédit très fort des deux principaux partis en Espagne, qui sont perçus comme responsables de la crise économique et de ses conséquences sociales. Podemos émerge car un espace se libère sur la scène politique espagnole : le terreau est favorable pour l’émergence d’un nouveau parti qui chercherait à traduire le mécontentement croissant de la population dans les urnes.
En France, le paysage politique de la « gauche de la gauche » est plus fragmenté avec le Parti de gauche, le Parti communiste, les autres petites formations du Front de gauche, Europe écologie – Les Verts, trois partis trotskystes, et de nouvelles formations comme Nouvelle Donne. Chaque parti défend ses sigles et une identité de gauche, alors que Podemos refuse les qualificatifs de « gauche radicale » ou « d’extrême gauche » qui ne seraient utiles qu’aux médias et aux partis traditionnels pour le confiner dans une position minoritaire.
Même si Jean-Luc Mélenchon reprend le discours opposant les élites et les citoyens, il reste dans une stratégie du « front de gauche » qui n’est pas celle de Podemos en Espagne. Ce parti cherche au contraire à se débarrasser du vocabulaire, des symboles et des références traditionnelles de la gauche pour rallier la majorité de la population à son projet politique, même les électeurs qui ne s’identifient pas aux valeurs de la gauche.
Podemos pourrait-il accepter de faire une coalition avec le PSOE ? Quelles seraient les conséquences de cette décision ?
Dans la campagne, Podemos a indiqué qu’il pourrait s’entendre avec Ciudadanos sur des projets de renouvellement politique et avec le PSOE sur des questions sociales. A l’issue du scrutin de dimanche, Podemos a fixé trois conditions pour entamer des négociations avec d’autres formations politiques : inscrire les droits sociaux dans la Constitution au même titre que les droits civils et politiques, mettre en place un mécanisme de révocabilité du président du gouvernement à mi-mandat, dans le cas où il ne respecterait pas ses engagements électoraux, et instaurer un nouveau système électoral qui soit réellement proportionnel. Il y aura donc des négociations avec le PSOE comme avec d’autres partis autour de ces enjeux. Mais les coalitions sont loin d’être scellées !
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Podemos, de l’indignation aux élections, d’Héloïse Nez, éd. Les petits matins, 256 p., 15€
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