De nombreuses femmes sont victimes de cyberharcèlement et de cybersexisme. Menaces de mort et de viol deviennent le quotidien de certaines internautes. Un phénomène qui atteint parfois une violence extrême, pourtant, ces actes restent impunis.
“Salope de mes couilles”. “Va crever écrasée par 33 tonnes, sale pute”. “Moi je veux bien te violer”. “Tu mérites la mort sale pute. Suicide-toi.” 40 000 menaces de mort ou de viol. C’est le nombre de messages qu’a reçus Marion Séclin, comédienne et vidéaste, depuis 2016. Un chiffre qui augmente de jour en jour, mais l’actrice a arrêté de compter, épuisée. Des menaces proférée sur internet, dans le cyberspace. Ce qui fait de cette abondance d’insultes du “cyberharcèlement”, accompagné en général d’une bonne dose de “cybersexisme”.
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Johanna Soraya Benamrouche du collectif Féministe contre le cyberharcèlement indique qu’outre le préfixe “cyber”, qui qualifie les modalités d’actions de ces violences, les cyberviolences sont spécifiques : illimitées dans le temps et l’espace, sous le coup d’une instantanéité qui les rend uniques. “Elles ont lieu sur Internet (les forums, médias en ligne, sites de rencontrer, sites érotiques et pornographiques), sur les réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, Youtube, Twitter, Facebook…), les plateformes de jeux vidéos, par sms, par mail, sur les comptes administratifs et bancaires, ou via tout autre outil numérique”, explique-t-elle aux Inrocks.
Ces comportements et propos tenus dans les espaces numériques ont pour but “d’insulter, d’humilier, de mettre à l’écart ou de diffuser des rumeurs” soutient Aurélie Latourès, chargée d’étude à l’observatoire régional des violences faites aux femmes du centre Hubertine Auclert organisme associé à la région Ile-de-France en charge de l’égalité femme-homme. Elle ajoute que ces propos “ont la particularité de reposer sur des stéréotypes sur les femmes et les hommes” et touchent “majoritairement les femmes mais aussi certains garçons ou hommes qui ne répondent pas aux codes de masculinité.”
« J’ai eu peur de rentrer chez moi »
Nadia Daam, journaliste, Rokhaya Diallo, écrivaine, Caroline de Haas, militante féministe, Aurore Bergé, députée LREM. Toutes ont subi récemment des flots de commentaires haineux, violents, sexistes sur la toile. Au début de l’année 2017, c’est au tour d’Anaïs Condomines, journaliste société pour LCI de s’exposer à ce feu virtuel. Elle publie en janvier une enquête sur le forum 18-25 ans de JeuxVideo.com et certains de ses membres soupçonnés d’harceler plusieurs internautes féministes. “Le harcèlement a débuté dès la publication de cet article. Je m’y attendais un petit peu vu les témoignages que j’avais recueillis, je me disais que ça allait être un peu chaud pour moi si je signe avec mon nom. Je l’ai fait quand même. Je m’attendais cependant pas du tout à ce qui a suivi, ça a été très violent”, assure-t-elle, interrogée par Les Inrocks.
Même pas le temps de rentrer chez elle, son article déchaine déjà. “A la sortie du métro, mon téléphone avait bloqué sous le poids des notifications, de Twitter principalement. C’était des notifications d’insultes, des menaces de morts et de viols, des moqueries. Ça s’est intensifié au fil des jours et ça a duré pendant quatre jours complets. Ça peut paraitre pas beaucoup, mais c’était vraiment jour et nuit.”
En plus de menaces, la journaliste a également du faire face à des tentatives de piratages de son compte Twitter et de sa boîte mail. “On m’a inscrite sur des sites pornographiques avec mon adresse professionnelle. J’ai des proches dont a retrouvé les photos et qui ont été transformés en mèmes sur les réseaux sociaux“, ajoute-t-elle. “J’ai eu aussi peur de rentrer chez moi. Ils avaient retrouvé mon ancienne adresse et ont diffusé beaucoup d’informations personnelles sur leur forum.” Après avoir bloqué manuellement presque 200 comptes sur Twitter, Anaïs Condomines signale qu’elle peut encore cependant encore être sujette à des phases de harcèlement sporadiques, qui peuvent être très violentes, en fonction des sujets qu’elle aborde.
Dans le cas de Marion Séclin, c’est suite à des vidéos sur le harcèlement de rue postées sur Youtube en 2016 que tout a commencé. Dans celles-ci, la comédienne souhaite déconstruire les idées reçues et assurer que les victimes ne sont jamais fautives. Elle glisse également que la rue n’est pas un lieu de drague car les femmes sont souvent en proie aux regards, aux réflexions, à la drague. “Ça a beaucoup déplu toute une communauté d’internet qui s’est sentie interdite, critiquée, jugée. Ça a créé une vague de cyberharcèlement à mon égard. C’était une manière de m’apprendre la vie, de m’apprendre que j’avais tort”, confie la jeune femme aux Inrocks.
Pendant plus d’un an et demi, à une fréquence élevée, elle reçoit menaces de mort, menaces de viol, insultes, messages à caractères sexuels, critiques sur son physique, menaces de mort sur sa famille. “C’était sur Twitter, Instagram, par mail, dans les commentaires sur youtube, par message privé sur Facebook, par des lettres dans ma boites aux lettres, et puis dans la rue aussi où je me faisais insulter.”
Du virtuel bien réel
Si ces messages sont envoyés, diffusés, rédigés sur dans des espaces virtuels, les impacts sont, eux, bien tangibles. “Il y a encore cette croyance que ce qui se passe en ligne n’est pas réel, ou n’aurait pas de conséquences sur la vie dite hors ligne, or c’est totalement faux, cela fait de nombreuses années que le « en ligne » et le « hors ligne » s’entrelacent pour former un tout indissociable” assure le collectif féministe contre le cyberharcèlement. Des cyberviolences qui ont souvent de lourdes conséquences hors ligne, “notamment sur la vie et la santé des victimes qui présentent dans plus d’un tiers des cas tous les symptômes du syndrome de stress post-traumatique”.
Même constat pour Aurélie Latourès qui a dirigé une enquête sur l’année 2015-2016 auprès de jeunes sur le cybersexisme : “Les conséquences ont un impact direct dans la vie physique. Les implications sont très réelles. Il y a une volonté de banaliser ces violences que de les considérer comme virtuelle.”
Des conséquences notamment au travail pour la journaliste Anaïs Condomines. “Sur le côté psychologique, ça a eu un fort retentissement. Je n’arrivais plus à travailler. J’utilise Twitter comme outil de travail, je voyais les insultes et menaces défiler devant mes yeux pendant que j’essayais de bosser sur un autre sujet. C’était impossible.” Marion Séclin avoue s’être sentie totalement désemparée face à une telle violence. “Quand on subit des actes de harcèlement, les personnes qui nous soutiennent ne sont plus là, elles disparaissent car ça devient trop problématique et n’ont plus envie de s’impliquer. Je ne savais plus quoi faire sur internet. On se sent très seule et comme s’il n’y a rien que l’on puisse faire. Ça met très en colère.”
Des actes dans l’impunité la plus totale
La guerre contre le cyberharcèlement et les cyberharceleurs est longue et pénible. Dans le code pénal, le cyberharcèlement est, supposément, soumis à la législation française. Le Code pénal dispose: “Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.”
Marion Séclin a voulu porter plainte. En se renseignant, elle a vite réalisé que la tâche allait être ardue. “Il faut porter plainte dans un commissariat, où ils sont en train de former les policiers à la cybercriminalité mais ils sont très en retard sur ce point. Puis, il faut continuer les démarches qui sont longues et coûteuses. Il faut avoir un huissier qui vient faire un constat, semblable à ceux des accidents de voiture. Il faut que l’huissier soit capable de constater le délit au moment où il existe, c’est-à-dire que si un tweet est supprimé, une capture d’écran de celui-ci ne fait pas foi. Il faut ensuite que le réseau social donne l’identité de la personne.” Tout ceci à multiplier par 40 000 dans son cas. “Tout ça coûte cher et demande beaucoup d’engagement humain et émotionnel. Je me suis vite rendu compte que cela n’allait pas être faisable.”
La journaliste de LCI confie que, sur le coup, elle n’a pas eu envie de porter plainte. “Je voulais juste que ça s’arrête. Je n’avais plus envie d’entendre parler de cette histoire. Je me disais que porter plainte c’était remettre un pied dans la machine, que les harceleurs de leur côté prennent peur et soient encore plus virulents et violents. Je le regrette maintenant.” Depuis, Anaïs Condomines a pris contact avec une avocate. “Si jamais ça devait se reproduire, du moins en terme de menaces de mort et de viol, là je suis assez certaine que je porterai plainte. “
Un acte considéré comme un délit par la loi, mais qui reste largement impuni. “Je pense qu’il y a ce qu’il faut en terme de loi. Les lois existent. L’arsenal législatif est là mais n’est pas appliqué. C’est une question de priorité du côté de la police et de la justice. C’est aussi une question de formation. Il y a des choses que l’on estime plus graves et clairement ça passe à la trappe”, estime la journaliste, qui a réalisé un reportage vidéo sur le harcèlement en ligne intitulé Cyber harcelées, chroniques de l’impunité 2.0 en février 2018.
Un projet de loi contre les raids numériques
Face aux menaces, Marion Séclin avoue s’être sentie seule et impuissante. Une situation très frustrante pour la vidéaste. “J’ai besoin que la justice soit rendue, j’ai une peur panique de l’impunité, de l’inactivité des personnes censées représenter l’ordre.” Pour calmer sa colère, la comédienne s’est dirigée vers la réalisation. Dans son nouveau court-métrage Les Impunis, qui sera diffusé sur Canal + cet été et disponible sur Youtube à la rentrée, Marion Séclin joue une justicière, vengeant les victimes de cyberharcèlement. Affublé d’un masque émoticône, le personnage punit, dans la vraie vie, les harceleurs du web qui agissent derrière leur écran. Par cette mise en scène, l’actrice a voulu dénoncer cette impunité et interpeller les dirigeants. “La fin ne justifie pas les moyens. Si l’autorité ne rétablit pas l’ordre et la justice, un jour quelqu’un le fera lui-même.” Elle martèle : “Harceler un harceleur n’est pas une solution”. Celle-ci soutient que le cyberharcèlement n’est pas un moyen pédagogique pour faire comprendre quelque chose à quelqu’un. “Il faut tirer la réflexion plus haut si on veut éduquer les gens.”
Le 10 mai, l’Assemblée nationale a adopté une première version de loi, actuellement en cours de discussion, contre les raids numériques, dans le cadre du projet de loi sur les violences sexistes mené par Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. Les agissements réalisés “de manière concertée par plusieurs personnes, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée” seront dorénavant pénalisés.
“On veut que même si vous n’avez participé qu’avec quelques messages, quelques e-mails, quelques tweets, vous puissiez être condamné. On veut que dès les premiers messages, chaque personne puisse être condamnée, qu’elle ne puisse pas se cacher derrière le ‘oui, mais moi je n’ai envoyé que quelques messages’. Si vous êtes 1 000 à avoir envoyé quelques messages, c’est du cyberharcèlement”, a déclaré Marlène Schiappa lors d’une interview accordée à Buzzfeed.
> A lire aussi : Comment des justiciers improvisés luttent contre le cyber-harcèlement
Un premier pas dans la lutte contre le cyberharcèlement de groupe pour Anaïs Condomines. “Je suis assez contente que les raids par exemple et que le cyberharcèlement soient pris en compte dans les nouvelles lois contre les violences faites aux femmes car ça en fait vraiment partie. J’espère que ça va changer les choses et que des moyens seront mis, car il y a un manque de moyens importants pour mettre des gens sur ces problèmes là.”
L’importance de la sensibilisation et de l’information
Pour Laure Salmona du collectif Féministes contre le cyberharcèlement, “la plupart des victimes de cyberviolences ne sont pas informées sur leurs droits et se heurtent à un mur d’ignorance et d’incompréhension. Il s’agit d’une catégorie assez nouvelle de délits, en constante évolution, et de ce fait difficile à appréhender et à qualifier pénalement.” Elle insiste sur la nécessité de mettre en place des campagnes d’information, ainsi que des formations, initiales et continues, destinées à tous les corps de métiers concernés par la prise en charge de victimes de cyberviolences.
En plus de pénaliser les cyberharceleurs, il est important de responsabiliser également les plateformes sociales et les hébergeurs, « en les contraignant à appliquer la législation française et à adapter leurs règles de modération” estime Laure Salmona. « Ces plateformes se pensent encore trop souvent au-dessus des lois, et leur modération est très loin d’être efficace, notamment sur les contenus sexistes et racistes, qui sont fréquemment considérés comme ne contrevenant pas aux règles des plateformes, règles qui s’inspirent du Premier amendement de la Constitution des États-Unis sur la liberté d’expression et font peu de cas des législations en vigueur dans les autres pays sur les discours de haine. »
Le cyberharcèlement et le cybersexisme sont “l’expression d’un continuum de violences qui existent dans la rue, à l’école, au travail, dans les institutions publiques, au sein du couple ou des familles”, signale le collectif. Pour venir à bout de ce phénomène, il faut œuvrer à modifier la société en profondeur “car les cyberviolences qui s’exercent à l’encontre des femmes, des filles et des groupes marginalisés sont le fruit d’une société inégalitaire : tout comme les autres violences, elles ne pourront être endiguées qu’en s’attaquant à la base du problème, à la partie immergée de l’iceberg afin d’éradiquer les rapports de domination qui traversent et fondent la société.”
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