Rock star esthète du ballon, Johan Cruyff est mort à soixante-huit ans ce 24 mars. Il a marqué le foot d’une trace éblouissante et durable.
Dès la nouvelle de sa mort, j’ai pensé qu’on venait de perdre le Bowie du foot. Vincent Duluc de L’Equipe a eu la même idée et l’a déjà écrite dans sa belle nécro habitée. Le footballeur a exercé son art dans les mêmes années que le chanteur, émergeant comme lui dans les mid-sixties, se faisant connaître à la fin de la décennie magique (1969, année de la 1ère finale de coupe d’Europe de l’Ajax d’Amsterdam – perdue 1-4 contre le Milan AC – et de la parution de Space Oddity), éclaboussant les seventies (les trois titres européens de l’Ajax, le mondial 74 de la Hollande, la résurrection du Barça étant synchrones de Hunky Dory, Ziggy Stardust ou Station to station…), puis réinventant le Barça et le football sous la casquette d’entraineur-penseur du jeu comme le chanteur réinventa la pop et le métier d’artiste populaire en étant aussi acteur, designer, plasticien, stratège et businessman.
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Le diamant d’une rivière de bijoux footbalistiques
Comme Bowie, Johan Cruyff a enchanté mon adolescence. Mes potes et moi l’avons découvert à l’automne 71, lors d’un double choc OM-Ajax. A l’époque, le foot français était dans le trou, nos équipes de clubs ou nationale prenaient régulièrement des roustes sur presque tous les terrains. Dans ce contexte, la défaite 1-2 au Vélodrome avait semblé une belle résistance des Marseillais, même si Cruyff avait déjà fait mal par ses accélérations, sa vision du jeu et son but signant la victoire. Au retour, l’OM avait logiquement pris l’eau, 1-4, et Cruyff en avait encore planté deux. Notre valeureux champion, malgré ses Skoblar et Magnusson, ses Carnus et Bosquier, n’avaient pas fait le poids. Il faut dire qu’en face, Cruyff était le diamant d’une rivière de bijoux footbalistiques : des défenseurs costauds mais élégants (Krol, Hulshoff…), des milieux déménageurs et techniques (Neeskens, Haan, Mühren), et des attaquants foudroyants (Keizer, puis plus tard, Rep).
Avec leurs cheveux longs de rockers (nouveauté à l’époque), leur superbe maillot blanc à bande rouge, leur densité physique toutes zones, leurs courses véloces et leurs dribbles ondoyants, les gars de l’Ajax étaient devenus les idoles des cours de récré et des terrains du mercredi, et Cruyff, le monarque absolu de cette équipe de princes. En finale européenne 72, l’Ajax estoque l’Inter de Mazzola 2-0 avec encore deux pions du n°14.
Puis le 7 mars 1973 survient l’exploit le plus mémorable de cette dream team. En ¼ de finales, ils croisent la route du grand Bayern de Beckenbauer, Maier, Hoeness et Müller. Tous les observateurs du foot s’attendent à un duel très serré entre les deux forces du foot européen (le Bayern forme l’ossature de la RFA, brillante championne d’Europe des nations 72), entre le roi Cruyff et le kaiser Beckenbauer. Résultat, Cruyff et son armada de joueurs cools à cheveux longs écrabouillent les Bavarois 4 à 0 avec un panache et une facilité déconcertants, déblayant la route vers leur 3e titre européen d’affilée.
Le football total, alliage de puissance et de gestes superbes
L’année suivante, c’est le Weltmeisterschaft, la Coupe du monde 74 en Allemagne – plus exactement, dans sa partie occidentale et capitaliste, la RFA. La RFA est favorite de son mondial à domicile, on attend aussi le Brésil, même sans Pelé. La Hollande est d’abord vue comme un outsider. D’un côté, son ossature est celle de l’Ajax, de l’autre, ce petit pays présente un encéphalogramme plat au niveau des équipes nationales. Les doutes sont vite levés : pour leur premier match, les Oranje battent sans discussion l’Uruguay, 3e du Mondial précédent. Ensuite, ils désintègrent la Bulgarie, l’Argentine, la RDA et le Brésil. Cruyff marque moins de buts que Neeskens ou Rep, mais en plante deux contre l’Argentine et surtout, sa reprise de volée aérienne crucifie définitivement le Brésil.
https://youtu.be/S1YkK2ga0co
Mais il n’y a pas que les buts et les résultats. La Hollande subjugue tout le monde par l’impression visuelle qu’elle laisse, ce fameux football total à la fois physique, tactique et technique, cet alliage de puissance et de gestes superbes. Cruyff est à la baguette, dirige le jeu, crée les brèches, place des accélérations létales, bien entouré par ses lieutenants de l’Ajax et quelques individualités marquantes comme le stratège du Feyenoord, Van Hanegem, ou l’ailier d’Anderlecht, Rensenbrink. On connaît la fin de cette histoire : en finale, les Bataves marquent trop tôt (péno à la 2e minute suite à un démarrage de Cruyff qui sème le « chien de garde » Berti Vogts qui n’a d’autre choix que faucher la flèche hollandaise en pleine surface), croient le match déjà gagné, s’endorment, fatigués par un Mondial planant et quelques entre-match peu recommandés pour tenir 90 minutes (clopes, alcool et putes à gogo disent les gazettes, surtout les allemandes). La terne mais solide RFA l’emporte 2-1 et après sa victoire surprise de 54 sur la fabuleuse Hongrie de Puskas, c’est la deuxième fois qu’elle gagne un Mondial en décevant tous les amoureux du beau jeu et les esthètes du foot. Mais comme disait Cruyff, mieux vaut perdre en s’amusant que gagner en s’emmerdant.
Au Barça, l’évangile selon Saint Cruyff
Car le Hollandais volant était non seulement le plus beau joueur de l’histoire (pas forcément le meilleur ou le plus grand ou le plus titré – là, il y a match avec Pelé, Maradona, Beckenbauer, Platini, Zidane, Messi, Ronaldo… – mais le plus beau, pas photo), mais aussi l’un des plus intelligents. Il avait une vision, une esthétique, une éthique du jeu, qu’il va mettre en place dans sa deuxième vie d’entraîneur. Quand il prend les rênes du Barça en 88, le FC Barcelone n’est pas grand chose : le Real domine le foot espagnol, le Barça n’a plus fait de finale de Champion’s league depuis des lustres, ne l’a jamais gagnée, et les blaugranas ne sont en rien un symbole de beau jeu, surtout comparés à la « quinta del buitre », les Butragueno et autres Michel qui pratiquent au Real ce foot offensif en gants blancs qui enchante le public de Bernabeu.
En quelques années, Cruyff change tout en Catalogne, met en place son jeu de mouvement, de conservation du cuir et de circulation à mille passes et une touche de balle. Avec des Romario, Laudrup, Stoichkov ou Guardiola sous ses ordres, il est vrai que c’est plus facile. Il met en place la Masia, la fameuse école de foot barcelonaise où l’on apprend l’évangile selon Saint Cruyff dès les minimes. Le Barça réenchante le jeu de football, et réussit à adjoindre les résultats à cette leçon esthétique : les titres de Liga reviennent dans son escarcelle et surtout, le Barça décroche enfin la lune européenne en 1992. Tout le monde dit que Cruyff a mal terminé ce chapitre en se faisant torpiller 4 à 0 par le Milan AC en finale 94, mais tout le monde oublie qu’en ces années-là, le sport italien est contaminé par les docteurs Conconi et Ferrari, fameux Frankensteins du sport. Le Barça a-t-il été dominé ce soir-là uniquement par le génie de Savicevic ou aussi un peu par l’EPO ? Le mystère reste entier.
Science et poésie
Défaite à la régulière ou pas, cela ne change rien à l’empreinte gigantesque laissée par Cruyff, sa vie, son œuvre. Plus rapide que Zidane ou Platoche, plus élégant que Maradona ou Pelé, plus charismatique que Messi ou Ronaldo, Johan Cruyff a marqué le foot d’une trace éblouissante et durable. Le Barça de Rijkaard, de Guardiola puis de Luis Enrique, l’Espagne de Del Bosque, les Messi, Xavi, Iniesta, tous font perdurer le rayonnement sans pareil de Cruyff, cet alliage d’efficacité et d’esthétique, de science et de poésie, de méthode et d’inspiration. Le foot qui gagne sans beauté, c’est chiant. Le foot qui perd magnifiquement, comme la France à Séville en 82, c’est beau mais cruel, injuste. Cruyff gagnait souvent, perdait parfois, mais toujours droit dans ses bottes élégantes d’enfant joueur, de penseur du jeu et de rock star esthète du ballon. He could be heroe, for more than one day.
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