Chaque dernier vendredi du mois, un immense rassemblement de cyclistes autoproclamé « Critical Mass » s’offre une virée nocturne improvisée dans les rues de Berlin, laissant dans son sillage des passants et des automobilistes médusés. Cette manif’ à vélo internationale qui veut réinventer la ville ne cesse de prendre de l’ampleur dans la capitale allemande ces derniers mois, au point de paralyser le trafic. Reportage.
Heinrichplatz, 20 heures. Une foule à vélo de plus en plus compacte se presse sur cette placette au cœur de Kreuzberg 36, face au bar au nom rimbaldien où l’acteur fétiche de Fatih Akin s’est trouvé un rôle de pilier qui lui sied comme un gant depuis qu’il a cessé de jouer dans ses films. Certains participants chevauchent des vélos bricolés tractant de grosses enceintes. C’est la première fois que Carolina participe à la Critical Mass Berlin. Cette politologue allemande d’une cinquantaine d’années est certaine d’accomplir un geste politique ce soir d’août :
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« Je n’ai pas de voiture, je ne circule pratiquement qu’à vélo en ville, et je trouve ça bien que nous soyons de plus en plus nombreux dans ce cas. Participer à la Critical Mass, c’est une action politique, c’est montrer qu’il y a beaucoup de cyclistes à Berlin et que nous avons besoin d’une place convenable pour circuler. »
Quelques minutes plus tard, un concert de sonnettes de bicyclettes couvre les conversations, et la masse de cyclistes se met alors en mouvement comme d’un seul homme, filant à petite vitesse sur l’Oranienstrasse en occupant toute la largeur de la voie de droite de cette rue à double sens suivant le mot d’ordre : « Nous ne sommes pas contre le trafic, nous sommes le trafic. »
Un mouvement international né aux États-Unis
Né en 1992 à San Francisco, le mouvement Critical Mass a rapidement essaimé à travers la planète. Cette manifestation à vélo lors de laquelle les participants revendiquent leur droit à circuler en sécurité dans la ville, au même titre que les automobilistes, a lieu simultanément dans plusieurs centaines de villes dans le monde chaque dernier vendredi du mois. Elle s’est fait connaître en France sous le nom de « Vélorution ».
À la tombée de la nuit, plus d’un millier de cyclistes se fond joyeusement dans le trafic automobile berlinois, sous le regard tantôt sidéré, tantôt émerveillé des passants surpris par l’irruption soudaine de cette marée humaine roulante en lieu et place d’une file de voitures. Il y a ceux qui ne peuvent s’empêcher de dégainer leur smartphone pour photographier cette scène incongrue, ceux qui agitent la main depuis le bord du trottoir, comme si la masse de cyclistes se trouvait à bord d’un paquebot en partance pour une destination lointaine.
Le vieil adage « Peu importe la destination, ce qui compte c’est le voyage » prend ici tout son sens : il n’y a pas d’itinéraire, pas de but, pas d’organisateurs. Le flot de vélos se déplace au gré des directions prises par ceux qui se trouvent en tête du peloton à ce moment-là. Personne ne sait encore que ce soir-là, la balade ne s’achèvera que trois heures et demi et une quarantaine de kilomètres plus tard sur un pont enjambant la Spree, après une virée dans les quartiers chics de Berlin-Ouest, deux tunnels dans lesquelles la foule a explosé de joie et qu’un des participants a proposé sans succès de rejoindre l’autoroute. Le processus décisionnel est dynamique, chaque rassemblement est une nouvelle aventure, dont on ne sait ni où ni quand elle s’arrêtera.
Confidentielle ces dernières années à Berlin, la Critical Mass a vu son nombre de participants exploser ces derniers mois, qui sont désormais plusieurs centaines voire plusieurs milliers quand il ne pleut pas à pédaler pour la bonne cause. Les soirs de grande affluence, il faut compter plusieurs minutes pour voir défiler cette masse roulante longue de plusieurs kilomètres, qui paralyse le trafic automobile sur son passage et déclenche la colère des automobilistes, en particulier des chauffeurs de taxi.
La police a capitulé
Après avoir vainement essayé d’interdire le rassemblement l’an dernier, la police de Berlin s’est résolue à l’encadrer en envoyant des policiers à scooter pour sécuriser le passage des cyclistes aux croisements dangereux. Mais face à l’ampleur prise par le mouvement, la préfecture de police de Berlin a fait savoir cet été que « la police ne pourra pas garantir éternellement qu’elle continuera d’adopter cette tactique d’intervention généreuse et décontractée« , comme l’a déclaré le porte-parole Rainer Paetsch dans les colonnes du quotidien Der Tagesspiegel.
Le fait qu’il n’y ait ni organisateurs ni itinéraire soumis à l’avance en fait une manifestation illégale, mais la réglementation routière allemande considérant qu’un groupe de plus de seize cyclistes est autorisé à circuler de manière groupée sur toute la largeur d’une voie de circulation, cette balade à vélo festive n’est donc pas illégale de ce point de vue. Entre deux sound systems diffusant de l’électro berlinoise et des vieux airs des Ramones, Loïc, un Français exilé à Berlin qui passe ses journées à pédaler pour livrer des paquets, a envie de faire partager son exaltation :
« Écoute ce silence, voilà à quoi pourrait ressembler une ville verte sans voitures. On ne se rend pas compte qu’on vit dans un monde vraiment pourri par le bruit, par les voitures. C’est un moyen de réinventer la ville de demain. Le vélo, c’est une des petites graines avec lesquelles ont peut changer le monde »
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