En réponse à l’afflux de migrants qui traversent chaque jour la Méditerranée, les Etats européens proposent de resserrer l’étau autour des ONG de sauvetage en mer telles que SOS-Méditerranée ou Médecins Sans Frontières (MSF). Pour le porte-parole de MSF, « c’est l’aboutissement logique de plusieurs mois de menaces ».
Trois ans après la fin de l’opération Mare Nostrum, l’Italie a vu débarquer environ 200 000 personnes au cours de l’année 2016. Lors d’une réunion entre les ministres de l’Intérieur français, allemand et italien, plusieurs mesures de « solidarité » ont été avancées, comprenant l’élaboration d’un code de conduite pour les ONG qui viennent en aide aux navires de migrants en détresse.
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Lourde de sous-entendus, l’idée qu’il faudrait encadrer les opérations de sauvetage menées par les ONG n’est pas anodine. Une ébauche de ce à quoi pourrait bien ressembler le futur document officiel nous est parvenue, dont nous avons discuté avec Michael Neuman, directeur d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (CRASH) et porte-parole de MSF.
https://www.youtube.com/watch?v=b65-5bRjS-s
« Ce code, c’est l’aboutissement logique de plusieurs mois de menaces »
L’existence même d’un code de conduite annonce la couleur : il faudrait donc réguler l’activité des ONG. Comme l’opération Mare Nostrum avant elles, les associations de sauvetage comme SOS Méditerranée ou MSF sont accusées de contribuer « involontairement » à la crise migratoire voire « d’encourager un modèle de business, où des criminels parviennent à leurs fins à moindres coûts, en augmentant ses chances de réussite » selon un rapport de l’agence européenne Frontex datant de 2017.
Plusieurs accusations se devinent entre les lignes du prototype, où réitérer l’obligation de ne pas faciliter le départ et l’embarcation des navires transportant les migrants en téléphonant ou en envoyant des signaux lumineux, est jugé nécessaire. Pour Michael Neuman, un tel accord européen serait « l’aboutissement logique d’un an de pressions médiatiques, politiques et judiciaires ».
« Face à un flux de personnes candidates à la migration qui ne se tarit pas, la nouvelle arme c’est de s’en prendre aux ONG de secours en faisant d’elles les complices des passeurs. »
Tout commence lorsque des groupuscules d’extrême-droite se basent sur des informations de Frontex pour dénoncer le travail de sauvetage des ONG. En France, l’association Génération Identitaire se donne pour mission de défendre l’Europe contre l’immigration massive et organise des opérations de crowdfunding afin de stopper les bateaux des ONG, « complices de l’immigration illégale« . Portée à l’origine par un instinct primaire de xénophobie, la vague de soupçons ne tarde pas à toucher la presse. Le Financial Times dédie un article aux éventuelles collusions entre les ONG de sauvetage et les passeurs.
Avant que finalement ne s’ébruite l’idée que les ONG seraient en partie responsables de la crise migratoire en Europe, notamment soupçonnées de collusion avec les trafiquants d’humains. « Nos collègues italiens de MSF ont été mis en cause pour collusion avec les passeurs, explique Michael Neuman, il y a eu plusieurs menaces d’enquête judiciaire qui n’ont pas été effectives. » C’est donc dans cette atmosphère sous pression que se dessine le projet d’un « code de conduite ». Le dernier paragraphe du prototype porte un message clair : si les ONG ne respectent pas leurs obligations, alors l’accès aux ports italiens leur sera refusé. « L’Espagne, c’est loin. La Tunisie, il n’y a pas de procédure de demandes d’asile« , explique le porte-parole d’MSF.
« Pour des raisons juridiques, mais surtout pour des raisons de survie, c’est essentiel que les migrants puissent débarquer en Italie avant d’être relogés dans d’autres pays européens. Si les ports italiens étaient effectivement fermés, que la collaboration avec l’Italian Maritime Rescue Co-ordination Center s’arrêtait du fait des ordres de l’accord européen, il faudrait chercher d’autres ports. Et on s’aventurerait sur un terrain très compliqué, non dénué de rapports de forces tendus. »
Les ONG créent-elles un appel d’air ?
Pour ceux qui se poseraient la question, deux chercheurs ont dédié une partie de leurs recherches à démentir les accusations portées à l’encontre des ONG de sauvetage en Méditerranée. Charles Heller et Lorenzo Pezzani ont produit une enquête intitulée Blaming the Rescuers, produite par Forensic Oceanography et basée sur un ensemble des données statistiques et cartographiques.
Selon le rapport, si le nombre d’arrivées des migrants en Europe ne cesse d’augmenter, ce taux s’inscrit dans une continuité stable chaque année. De plus, le nombre d’arrivées clandestines par l’ouest de la Méditerranée connaît le même taux d’augmentation alors que les ONG n’y interviennent pas. Il ne peut donc y avoir de causalité directe entre les opérations humanitaires et les fluctuations migratoires. Dans leur étude, Heller et Pezzani proposent plutôt d’expliquer le taux d’émigration avec les variations politiques et économiques qui influencent de manière certaine le départ des migrants.
Quant aux accusations de complicité avec les passeurs, les chercheurs se contentent de démontrer une corrélation entre le taux de mortalité des migrants et le taux d’intervention des ONG, afin de souligner une certaine hypocrisie. Pourquoi s’interroger sur l’attitude des ONG tandis qu’elles font partie des rares acteurs à lutter contre la tragédie humaine qui se joue en Méditerranée ?
Criminaliser les activités de secours pour mieux se décharger de toute responsabilité
« Ce discours toxique a permis aux acteurs étatiques qui le mobilisaient de détourner l’attention du public vis-à-vis de leurs propres échecs et responsabilités » ainsi s’achève le rapport Blaming the Rescuers avant de pointer du doigt le trou béant laissé par la décision de fermer les opérations de sauvetage Mare Nostrum en août 2014. Ils évoquent également la campagne anti-passeurs de l’Union Européenne qui aurait contribué à faire de la traversé en Méditerranée une action toujours plus dangereuse, sans pour autant limiter l’activité des passeurs.
Sophie Beau, co-fondatrice et vice-présidente de SOS Méditerranée, s’étonne de la réponse proposée par les responsables européens, « alors même que SOS Méditerranée et les autres ONG ont mis en place des moyens professionnels pour pallier à la défaillance des Etats européens manquant à leur devoir de sauver des milliers de vies en perdition ».
Résumé en octobre 2014 par l’expert des droits de l’homme aux Nations-Unies, François Crépeau, le « dilemme » semble opposer à la question des droits fondamentaux, une volonté de réguler cette crise de déplacements que l’on ne pourra vraisemblablement jamais contrôler. « Laissez-les mourir, c’est une bonne dissuasion » répétait-il aux autorités britanniques pour les persuader d’accorder des fonds financiers aux associations humanitaires. « On ne peut pas empêcher les gens de se déplacer, affirme Michael Neuman en soulignant un paradoxe, d’une certaine manière, l’Etat est à la source même des problèmes qu’il prétend essayer de régler ».
Des politiques déguisées
Dans leur réponse à la crise migratoire, il apparaît que les Etats européens tentent essentiellement de limiter l’arrivée des migrants. La version brouillon du code de conduite affirme l’impératif de coopération entre les ONG et les gardes-côtes libyens. « Si les gardes-côtes libyens interviennent, aucun bateau MSF n’ira à leur rencontre. Le sous-texte ici, c’est qu’en encourageant les autorités libyennes à intervenir, on encourage le rapatriement des migrants en Libye où les conditions de détention sont déplorables, jusqu’à la prochaine fois où ils s’échapperont, éventuellement.«
La question des gardes-côtes libyens est également décriée par SOS Méditerranée qui invite le Conseil européen à « reconsidérer leur soutien aux gardes-côtes libyens qui ont récemment mis en danger des vies humaines en Méditerranée », avant d’expliquer comment plusieurs opérations de sauvetages auraient été interrompues par des gardes-côtes armés. Après avoir lancé plusieurs « tirs d’intimidation », ils auraient « confisqué argent et téléphones portables à ses passagers, avant de leur ordonner sous la menace des armes de se jeter à l’eau et de tirer une salve de 18 coups de feu ». Une attitude dangereuse, bien loin de la coopération que la Commission européenne impose aux ONG, également dénoncée par MSF. « On a déjà eu des affrontements avec les gardes-côtes libyens. Ils ont déjà tiré sur les bateaux MSF. »
Face aux demandes pressantes du ministre de l’Intérieur italien, le Plan d’Action pour soutenir l’Italie de la Commission Européenne prévoit également d’augmenter le budget alloué aux autorités libyennes ainsi qu’aux infrastructures d’accueil italiennes. « Ce sera très bien d’améliorer les conditions d’accueil des migrants en Italie ou les conditions de leur détention en Libye, mais ça ne répond pas au problème », insiste Michael Neuman.
Code de conduite ? « Une réponse à un problème qui n’existe pas »
L’esprit de ce code consistera apparemment à limiter les opérations de sauvetage en mer des ONG, sous prétexte qu’elles contribueraient à alimenter le phénomène d’émigration. Ce document, c’est une façon « d’affirmer répondre à un problème qui n’existe pas » en se détournant des enjeux réels de la crise migratoire, selon les mots du coordinateur d’études au CRASH.
« A mon avis, l’Italie a toutes les raisons d’être énervée par le peu de solidarité dont font preuve ses voisins européens. C’est comme l’année dernière, en mai 2016, lorsqu’elle avait annoncé mettre en place des hotspots flottants sur lesquels les demandes d’asiles seraient traitées afin d’éviter que les gens n’arrivent sur le continent puis ne s’échappent. Ça n’a pas eu lieu finalement, et c’est tant mieux. C’est comme fermer les ports aux ONG, c’est une menace. Je n’y crois pas davantage. »
En référence aux situations à la Chapelle ou à Calais, Michael Neuman estime que « l’Etat ne fait rien, et il ne prétend même plus faire quelque chose. Symboliquement, ses discours ne prétendent même plus donner une image positive. » Depuis le début de l’année 2017, ce sont déjà 2,250 personnes qui ont déjà trouvé la mort pendant leur traversé de la Méditerranée, et les conditions estivales n’amélioreront sans doute pas la situation.
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