L’Ukraine est de nouveau en état de guerre suite à l’offensive menée depuis plusieurs jours par les séparatistes pro-russes qui ont rallumé tout le front à l’Est. Le philosophe ukrainien Constantin Sigov, de passage en France, revient pour nous sur cette crise, et sur l’état du rapport de forces entre séparatistes et loyalistes.
Les combats dans l’Est de l’Ukraine connaissent un net regain depuis plusieurs jours. Les séparatistes pro-russes ont lancé une violente offensive contre les positions tenues par les loyalistes à Kiev, notamment à l’aéroport de Donetsk, où la tour a été détruite sous les bombardements. Le 13 janvier un bus a été touché par un éclat d’obus à un poste contrôlé par les forces ukrainiennes à Volnovakha, tuant treize civils. L’Ukraine est en émoi depuis cette tragédie. « Je suis Volnovakha », titrait le lendemain le journal en ligne indépendant Oukraïnska Pravda en référence au mouvement de soutien en faveur de Charlie Hebdo. Le sommet de la paix prévu le 15 janvier à Astana a été annulé, tandis que le Parlement ukrainien a adopté une loi prévoyant trois vagues de « mobilisation partielle » de réservistes dans l’armée en 2015 pour répondre au conflit. Plus que jamais, la trêve signée à Minsk le 5 septembre 2014, et jamais vraiment respectée, est rompue.
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Le philosophe ukrainien Constantin Sigov, professeur à l’université Mohyla de Kiev, de passage à Paris le 15 janvier au Collège des Bernardins, revient pour nous sur les enjeux actuels de la crise.
L’Ukraine connaît un nouveau pic de violence depuis le week-end dernier à l’Est. Y avait-il des signes annonciateurs de cette recrudescence de violence, alors qu’un accord de paix avait été signé ?
Constantin Sigov – On espère toujours que la raison va l’emporter sur la folie guerrière du Kremlin, mais la réalité nous oblige à constater que nous sommes face à une dictature qui ne comprend que le langage de la force. Le régime de Poutine s’est d’ailleurs montré très sensible aux sanctions internationales – qu’elles soient militaires, politiques ou économiques – et à la résistance de l’Europe, même si celle-ci est toujours accusée par la télévision russe d’être molle, frileuse, incapable, et grosso modo vouée au chantage.
Des millions d’Ukrainiens ont été très sensibles aux événements tragiques qui ont eu lieu à Paris. Nous éprouvons une très forte « solidarité des ébranlés », selon l’expression du philosophe tchèque Jan Patočka, étant nous-mêmes ébranlés depuis déjà un an par la situation du conflit russo-ukrainien. D’une certaine manière, ces deux événements se font écho.
Sans une pression internationale forte il est impossible d’accomplir les articles de l’accord de Minsk [accord de paix signé le 5 septembre 2014, ndlr]. L’engagement du Parlement européen d’inclure sur la liste des organisations terroristes la DNR (République populaire autoproclamée de Donetsk) et la LNR (République populaire autoproclamée de Louhansk), c’est-à-dire ceux qui tentent d’usurper le pouvoir de Donetsk et Louhansk, va dans ce sens. Il faut appeler un chat un chat. Quand des milliers de soldats russes investissent le territoire ukrainien, on peut parler de guerre ; et les gens qui tuent des civils dans un bus ne sont rien d’autre que des terroristes. L’analogie entre ce qui s’est passé en France et ce qui s’est passé en l’occurrence à Volnavakha est frappante. D’ailleurs dimanche prochain à Kiev nous sommes tous invités à une manifestation analogue à la marche républicaine de Paris.
Quel est l’état du moral des Ukrainiens et de l’armée ukrainienne après ces événements ?
Beaucoup de gens qui manifestaient sur la place Maïdan sont maintenant devenus des volontaires pour défendre leur patrie. En ce sens on peut dire qu’il y a un très fort esprit de résistance à l’ingérence russe. Depuis l’occupation absolument illégitime de la Crimée au printemps dernier, une vraie prise de conscience a eu lieu, les gens sont convaincus qu’il faut se battre pour défendre le pays et la liberté. Je connais beaucoup de jeunes et de moins jeunes qui sont maintenant sur le front. C’est le cas d’un de mes amis éditeur qui rend compte régulièrement de la situation sur place sur Facebook, tout en menant une réflexion sur les mesures à prendre pour décentraliser le pays. Mais la condition sine qua non de ces réformes est le retour des militaires dans les casernes russes, le retrait de l’artillerie et des chars russes. La tragédie du Boeing de la Malaysia Airlines qui a été visé par un tir de roquette en juillet 2014, et dont le renseignement allemand estime que les séparatistes pro-russes sont responsables, ne constitue-t-elle pas un acte terroriste en bonne et due forme ? Cet événement annonçait d’une certaine manière la présence de cette force funeste et implacable au coeur même de l’Europe. Cela appelle à réagir en conséquence.
Le rapport de force est-il stable, ou est-il en train de basculer entre les pro-russes et l’armée ukrainienne ?
Malheureusement en une seule nuit hier il y a eu 44 attaques des séparatistes, donc des terroristes, à l’artillerie très lourde. Les convois soi-disant « humanitaires » russes n’ont rien d’humanitaires : ils approvisionnent les séparatistes en armement, et repartent avec les biens du pays, puisque les usines de Louhansk sont vidées d’appareils très sophistiqués. Ce trafic n’est presque plus caché. Mais les pays européens ne sont pas dupes, et heureusement la France a renoncé à livrer les Mistral aux agresseurs, ce qui est tout de même logique.
Les convois humanitaires russes servent en réalité à transporter des armes ?
Il n’y a pas de doute là-dessus. Les médias ukrainiens, mais aussi les observateurs internationaux de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) constatent la transgression des frontières par des chars, des camions militaires… Souvent ces observateurs occidentaux sont « guidés », mais malgré tout ils peuvent attester par des témoignages filmés que l’armée russe est là. Elle transgresse presque chaque jour les frontières, et c’est tout simplement inadmissible.
François Hollande déclarait le 5 janvier que Poutine n’avait « pas l’intention d’annexer l’est de l’Ukraine » : est-ce votre sentiment ? Est-ce à la hauteur des événements ?
Les pays baltes ont raison de redouter ce dicton selon lequel « l’appétit vient en mangeant ». Si on laisse Poutine annexer encore un territoire après la Crimée, il risque d’avoir envie d’annexer d’autres pays. Les attaques contre l’Ukraine sont très violentes, mais ce n’est pas le seul pays convoité par la Russie. L’ordre international en Europe est d’ores et déjà ébranlé. Poutine veut faire du chantage avec chaque pays isolé et casser l’Europe en tant qu’union. Pour résister à cette stratégie classique qui consiste à diviser pour mieux régner en Europe, il faut vraiment être très vigilant.
Vous disiez que les sanctions contre la Russie ont été efficaces jusqu’à présent. Pourraient-elles conduire à des avancées politiques ?
C’est possible à condition de jouer sur plusieurs registres. Le registre des sanctions est nécessaire, c’est même plutôt une chose à renforcer et non pas à remettre en question dans l’immédiat compte tenu des récents événements. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut penser de manière plus concertée au niveau européen une vraie politique commune sur le plan de la sécurité, de l’économie et de la politique. Il faudrait même que la position de l’Europe soit plus claire par rapport à ce qu’il se passe en Ukraine, car il en va de la sécurité européenne, comme certains leaders l’ont déjà affirmé. L’essentiel est d’établir une vraie frontière à l’est de l’Ukraine. C’est aussi dans l’intérêt de la société civile russe, qu’il faut bien distinguer du régime d’usurpation qui casse la vie du pays et qu’un récent ouvrage de Karen Davisha a baptisé La Cléptocratie de Poutine : nulle part au monde il n’existe un régime avec un tel décalage entre une centaine d’oligarques et la population démunie. Ils ont intimidé la société et pompent le pétrole et le gaz du pays sans rien partager avec leurs concitoyens.
Le président ukrainien Porochenko était à Paris le 11 janvier à la marche républicaine, de même que le chef de la diplomatie russe. Qu’avez-vous pensé de cette double présence ?
Je pense que c’était une très bonne chose que le président soit là pour manifester une forte et réelle solidarité de la société ukrainienne avec la France qui a subi son 11 septembre. Cet événement marque une prise de conscience et le retour à l’histoire d’un grand pays qui pendant longtemps a été habité par une sorte d’utopie selon laquelle il était protégé. Il est pourtant d’une fragilité épatante. Ce retour à l’histoire est à prendre très au sérieux en matière politique et diplomatique. Il faut sortir d’une illusion à laquelle Blaise Pascal répliquait déjà en disant : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».
Maintenant, la France doit faire la différence entre ses vrais amis et ses faux amis. J’espère qu’aussi bien à gauche qu’à droite on comprendra très clairement que Poutine n’est pas un défenseur des valeurs fondamentales, mais que c’est au contraire un dictateur qui favorise différents types de terrorisme en Tchétchénie, en Georgie, en Ukraine, en Moldavie et ailleurs pour faire du chantage. Les élites européennes ne peuvent plus cautionner cela, ni par indifférence, ni par de bas intérêts.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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