A 31 ans, le créateur est déjà devenu, avec ses collections poétiques et d’inspiration workwear, une des signatures majeures de la mode masculine.
A quoi sert un défilé de mode ? A l’heure où chaque image est diffusée en instantané sur les réseaux sociaux, où toute expérience se vit également sur le digital, quel est l’intérêt pour une marque de dépenser autant d’argent et d’énergie à organiser un événement ultra éphémère – quinze minutes de passages pour des mois de préparation – et surtout si coûteux ?
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Ce lundi matin de janvier, sous une arche à deux pas de la gare de Waterloo, à Londres, des journalistes frigorifiés se posent toutes ces questions. Les lumières s’éteignent enfin, une quarantaine de minutes après l’horaire prévu. Le spectacle commence et tout prend sens.
Des mannequins drapés et pieds nus sur un fond de musique classique
Les créatures du designer homme Craig Green, affublées de sculptures frontales dotées d’un mystérieux mouvement balancier, présentées dans la pénombre sur une bande-son si forte qu’elle vous fait vibrer les côtes, ne produiraient pas du tout le même effet sur écran. En quinze minutes quasi synesthésiques, le spectateur entre dans une autre dimension.
Les défilés hors du temps sont un peu la marque de fabrique du créateur londonien. La première fois que l’on entend parler de lui, c’est en 2014, via un article de Dazed intitulé “Pourquoi tout le monde pleurait au défilé Craig Green”.
Ce premier défilé sans la tutelle de la plate-forme de soutien aux jeunes talents MAN de Fashion East voyait des mannequins drapés de blanc avancer pieds nus sur un fond de musique classique. “Ce que je trouve excitant avec un défilé, c’est qu’on a quelques minutes pour faire naître une émotion ou une réflexion chez des inconnus”, explique le designer, qui appelle ce défilé printemps-été 2015, non sans humour, “the crying show”.
“C’est un moment de tension extrême, on présente au monde ce sur quoi toute l’équipe a bossé pendant six mois. Je me souviendrai toujours du premier défilé auquel j’ai assisté en tant qu’étudiant : celui de Gareth Pugh. Il y avait tellement d’énergie, la foule poussait dans tous les sens, tout le monde se pressait pour entrer. C’est fou que tout ça puisse naître de simples vêtements, baladés sur une estrade et accompagnés de musique.”
Une première robe “ignoble”
Le contraste entre les créations éthérées dévoilées sur le podium et la personne qui les a conçues ne pourrait pas être plus fort. Craig Green, 31 ans, est un sympathique bonhomme aux cheveux blond vénitien et à la barbe en broussaille.
Dans le style caractéristique des bonnes pâtes britanniques, il ponctue chacune de ses introspections de grands éclats de rire, tournant en dérision ses moments les plus intimes. Le créateur est constamment étonné par les lectures ésotériques de ses collections.
“Un journaliste a décrété que mes collections suivaient l’histoire d’un homme, son parcours et son évolution, mais je n’y avais jamais pensé. J’aime bien rester assez vague, comme ça les gens partent dans le sens qu’ils veulent.” Ce qui peut parfois être difficile à gérer, niveau communication.
Sa campagne automne-hiver 2017 mettait en scène des personnages déguisés en radeaux, thème repris dans son défilé automne-hiver 2018, où les mannequins déambulaient avec difficulté à cause des bouées, structures en bois et bâches plastique qui venaient orner certaines des silhouettes. La presse y lit une prise de position contre le sort des migrants. Le créateur s’en distance, refusant d’être considéré comme “un designer politique”.
https://www.youtube.com/watch?v=OgTajAU6fa8
Craig Green fait les choses un peu par hasard. Ou plutôt, il se laisse guider dans la direction vers laquelle la vie le pousse. Fils d’un plombier et d’une infirmière, natif de la ville de Hendon, un quartier verdoyant du nord-ouest de Londres, Craig ne grandit pas dans un environnement particulièrement artistique. “Mon parrain est tapissier, un de mes oncles travaille sur des chantiers, l’autre est menuisier… On n’est pas vraiment le genre de famille à avoir des numéros de Vogue sur la table du salon”, rit le créateur.
“J’ai grandi dans une famille un peu bordélique”
Passionné par les arts appliqués, il accompagne un ami aux portes ouvertes de Central Saint Martins, ignorant sa réputation de prestigieuse école de mode, et s’inscrit au foundation course, parcours de début d’école d’art permettant aux élèves de tester toutes les disciplines.
A l’époque, il se rêve peintre ou sculpteur. Il déchante un peu en cours d’art, constatant que la pratique est plutôt solitaire : les classes sont vides, ses camarades préfèrent bosser sur leurs projets chez eux. Au détour d’une pause cigarette, Craig rentre en contact avec les étudiants de la division mode de l’école.
“J’ai grandi dans une famille un peu bordélique, il y avait toujours du monde chez moi. Dans la mode, j’ai aimé le côté communautaire : les étudiants étaient toujours en groupe, venaient tous les jours en cours, restaient tard le soir… Il y avait une énergie, un rythme qui me séduisaient.”
L’étudiant se lance donc dans une licence de design de mode, sans aucune connaissance du vêtement. Il rit aux éclats en se souvenant de sa première création textile, une robe “ignoble” pour un défilé caritatif, assemblée par des agrafes et du Scotch : “Je ne savais même pas coudre !”
Révélation chez le créateur belge Walter Van Beirendonck
Craig se souvient de trois années un peu tourmentées, sans cesse en recherche de son style et de sa personnalité. A l’époque, la mode londonienne est à l’ultraféminin. Quand ses camarades privilégient les aquarelles et les motifs fleuris, Craig peint de gros blocs noirs sur des chutes de jersey.
La révélation vient lors de son premier stage, chez le créateur belge Walter Van Beirendonck, à Anvers. Le designer, l’un des célèbres Six d’Anvers, connu pour ses silhouettes barrées, le reçoit dans sa boutique légendaire, énorme hangar avec une plate-forme surélevée depuis laquelle Walter dessine, alors que les clients font tranquillement leur shopping en-dessous.
Durant les heures creuses, les stagiaires peuvent librement consulter sa bibliothèque de livres d’art, de design, d’histoire et d’architecture. A Noël, ils sont invités à partager un repas cuisiné par Walter et sa famille. Craig est sous le charme : “Je me suis dit : la mode, ça peut être ça aussi.”
De retour à Londres, Craig entame son master, encadré par la professeure Louise Wilson, qui lui attribue une bourse d’études, et se spécialise dans la mode homme. Louise Wilson le pousse sans cesse à se remettre en question et à se renouveler.
Des Hommes-maisons
“La chose la plus importante qu’elle m’ait apprise est que tu dois te sentir dérouté par ce que tu crées, sinon ce n’est pas nouveau. Si tu peux le dessiner tout de suite sur un bout de papier, c’est que tu l’as déjà vu et que ça a déjà été fait.”
Sa collection de fin d’année, des hommes en simple blouse et pantalons noirs qui portent des maisons en bois (“il ne s’agissait pas pour moi de dessiner des vêtements, mais de créer une image”), attire l’attention de Charlie Porter et Lulu Kennedy, qui chapeautent la plate-forme de soutien aux jeunes créateurs Fashion East.
Tout d’un coup, Craig se retrouve inscrit au calendrier officiel de la fashion week de Londres. “Je me suis dit que j’allais saisir l’occasion”, dit Craig en haussant les épaules. La marque en est désormais à son dixième défilé.
Ses collections, inspirées par l’univers du workwear et l’idée de l’uniforme, se précisent et se développent au fil des saisons. Obsédé par la forme circulaire, il coupe des trous dans ses T-shirts et ses pulls, trait stylistique qui devient sa marque de fabrique.
Une collaboration avec Hollywood sur le dernier Alien
“J’aime l’idée que je retire quelque chose au vêtement, plutôt que de coller un gros logo. Et aussi, c’est pratique pour la ventilation – je suis quelqu’un qui a toujours chaud !” Les sculptures sont des guest-stars récurrentes de ses défilés, rappel de ses premières amours.
Cette année marque sa percée sur le marché français : sa collection Core, version plus prêt-à-porter de ses collections, avec une ligne denim destinée au vestiaire de tous les jours, est désormais vendue aux Galeries Lafayette et au concept-store L’Eclaireur.
Le designer a même séduit Hollywood et collaboré avec la costumière Janty Yates sur le film Alien : Covenant de Ridley Scott (2017). Pour autant, après chaque défilé, on peut le retrouver au pub du coin à boire des coups avec son équipe et sa famille.
On le taquine en le comparant à d’autres créateurs célèbres, qui quittent les lieux en limousine dès que le show est terminé. “Mais j’aimerais bien avoir une limousine !, s’esclaffe le créateur. Quoique je n’irais pas bien loin.” C’est là peut-être le seul enseignement qui lui manque : Craig Green ne sait pas conduire.
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