Directrice d’école et présidente de l’ONG Femmes en action, Irad Gbazalé informe depuis cinq ans les écolières sur leurs menstrues, un sujet tabou en Côte d’Ivoire qui peut parfois mener à la déscolarisation de certaines jeunes filles. L’occasion, également, de les sensibiliser à la question du consentement.
Trois culottes, du jus de bissap et des torchons blancs : un arsenal simple pour une démonstration efficace. Ce matin-là, Irad Gbazalé va activer sa méthode originale et pédagogique auprès d’une centaine de jeunes filles pour parler des « menstrues », comme on appelle communément les règles en Afrique subsaharienne francophone. Un sujet méconnu et tabou dans la société ivoirienne, parce que lié à la sexualité.
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Cette directrice d’école de 37 ans a lancé il y a cinq ans le projet « Top filles » pour informer les 8-13 ans. Energique et souriante, “tata Irad” fait le tour des écoles et des communautés (pour toucher les enfants non scolarisées) avec les maigres moyens de son ONG Femmes en action. Au total, elle a informé 3 000 jeunes filles des quartiers pauvres d’Abidjan et ses alentours… et ce, toujours vêtue de rouge — sa garde-robe compte une quinzaine d’habits couleur sang.
Première étape de la matinée : l’école primaire Houphouët-Boigny 1 d’Abobo, commune défavorisée de la capitale économique du pays. “Ma tenue est rouge. Quoi d’autre est de couleur rouge ?”, entame Irad Gbazalé d’une voix forte et passionnée, devant une soixantaine d’écolières en uniforme à carreaux. “Une pomme !”, répond l’une. “Du piment !”, dit une autre. L’intervenante les mène sur la piste du sang, puis des menstrues. Les deux tiers de l’assemblée n’en ont jamais entendu parler.
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“Le courage de briser la glace”
“On est entre nous, femmes et jeunes filles”, les rassure l’activiste. Privilégiant l’interaction, elle demande aux filles déjà réglées de raconter aux autres, malgré leur gêne, l’arrivée de leurs premières menstrues : pendant leur sommeil, aux toilettes… “Vos grandes sœurs sont venues parler de façon difficile. Vous ne devez plus avoir honte. Ça peut arriver en classe, sur la route, pendant que tu dors, que tu pisses… Ça va te surprendre, mais faut pas t’effrayer !”
Les explications biologiques expédiées, Irad Gbazalé insiste sur la préparation mentale et pratique. Elle plie alors le torchon blanc, y verse le jus de bissap (une boisson rouge à base de fleur d’hibiscus) et passe dans les rangs : “Voyez, c’est comme ça que ça vient. Les jours de règles, portez un caleçon noir ou rouge, mais pas blanc, sinon ça se salit !” Trois-quart d’heures plus tard, le groupe semble avoir retenu la leçon… même si Ruth, neuf ans, et Edwige, dix ans, expriment leur “peur” que les premières règles débarquent sans prévenir.
Nazaire Assi Aba, le directeur de l’école, accueille cette intervention avec enthousiasme : “Les règles sont un sujet tabou, surtout chez les analphabètes. Il faut des gens pour oser et elle [Irad Gbazalé] a eu le courage de briser la glace. Les parents apprécient et me demandent quand elle va revenir.”
“Personne ne doit jouer avec votre vagin”
Seconde partie de la matinée : Irad Gbazalé file chez Joséphine Kouakou, dite “dame Josée”, une de ses trois partenaires. Cette institutrice a réuni dans sa cour étroite 35 jeunes filles, dont dix non scolarisées — un profil que la militante veut pleinement inclure, d’autant qu’aucune n’avait entendu parler des règles. La démonstration est la même qu’à l’école, écoutée avec attention et parsemée de petits rires gênés.
Au passage, la pédagogue initie au consentement. D’abord, ne pas dire « toto » (mot enfantin pour désigner le sexe féminin) mais « con » ou « vagin » pour susciter le “respect”. Et surtout : être intransigeante envers “les tontons qui touchent les enfants, qui vous touchent les seins. Ne le permettez pas ! Votre vagin, c’est à vous, c’est votre diamant. Personne ne doit jouer avec”.
Certes, une petite heure de sensibilisation ne suffit pas à dissiper la honte qui entoure les menstrues. A l’image d’Henriette, apprentie-couturière de treize ans, qui dit en baissant les yeux : “J’ai compris, mais je ne vais pas en parler à mes copines.”
Une fille sur dix ne va pas à l’école pendant ses menstrues
Pour Irad Gbazalé, “ne pas parler des menstrues, c’est une forme de violence, un choc pour l’enfant qui les découvre sans être prête. Si ça vient en classe, ses camarades se moquent. Elle risque de se faire harceler, de se renfermer sur elle-même et de rester à la maison lorsqu’elle a ses règles car elle a honte”. En Afrique, une fille sur dix ne va pas à l’école pendant ses règles, d’après l’ONG Plan International. La directrice d’école s’est engagée dans cette cause après avoir vu paniquer une de ses élèves, la robe pleine de sang.
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En Côte d’Ivoire, bien que l’école soit obligatoire jusqu’à seize ans, seule la moitié des filles inscrites termine le collège, et un quart le lycée. Parler aux écolières, c’est donc toucher une plus large audience. Car les règles n’apparaissent dans le programme scolaire qu’à partir de la sixième, sans être traitées en profondeur. “Les professeurs de biologie sont presque tous des hommes, du coup ils n’expliquent pas grand-chose et en parlent avec un peu de dégoût”, constate Sylvia Apata, juriste spécialiste des droits des femmes.
“Je pensais que j’étais blessée”
L’omerta se transmet de génération en génération. Quand on a dix ans aujourd’hui en Côte d’Ivoire, on ne peut pas toujours compter sur sa mère pour parler des règles. A Abobo, Irad Gbazalé aborde ce sujet tabou dans les communautés. “Ce qui nous est arrivé, on ne veut pas que ça arrive à nos enfants”, clame dame Josée.
Ami Diabakaté, commerçante de 63 ans, n’a jamais été à l’école. Elle-même traumatisée par ses premières règles, elle n’a pourtant jamais abordé le sujet avec ses deux filles. “Elles ne sont jamais venues me voir, elles se sont débrouillées. Les enfants en savent plus que nous, elles parlent entre elles à l’école”, assure-t-elle. “Pour les femmes qui ne sont pas intellectuelles, c’est difficile d’enseigner la vie sexuelle aux enfants”, analyse Irad Gbazalé.
Agathe Guidy, commerçante de 57 ans, a elle aussi paniqué lorsqu’elle était en CM2 : “Tout était mouillé sur moi. J’ai dit ‘ah ! ça, là, c’est quoi ?’ J’ai commencé à pleurer, je pensais que j’étais blessée. J’ai mis du sable dedans mais le sang n’a pas cessé de couler.” Plus tard, elle a expliqué les menstrues à ses deux filles, mais pas à son fils, “car c’est secret”.
Or pour Irad Gbazalé, il faut en parler aussi aux garçons : “Ça les aide à ne pas se moquer des filles qui ont leurs menstrues.” Plutôt que de collaborer avec l’Education nationale — “je ne veux pas que cette lutte soit politisée” —, la présidente d’ONG a le projet de former 25 jeunes filles, repérées lors de ses sensibilisations. Qui prêcheront à leur tour la bonne parole menstruelle.
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