Que s’est-il passé pour que la Côte d’Ivoire, réputée pour sa stabilité, son dynamisme et sa richesse, bascule ainsi dans la barbarie?
Des rues barrées par des jeunes gens au regard halluciné, des passants fouillés et parfois lynchés au collier de feu (spécialité des pays en guerre ou en insurrection consistant à passer un pneu autour du cou d’une personne et à y mettre le feu), des domiciles pillés et saccagés, des femmes violées, des cadavres traînant dans les rues, des vieillards, des enfants au regard vide fuyant, balluchons sur la tête… Où croyez-vous être ? Dans le Sud-Kivu, en RDC, au Liberia, au Rwanda ? Vous êtes à Abidjan, en Côte d’Ivoire.
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Il y a une dizaine d’années, on appelait la capitale économique de la Côte d’Ivoire le Manhattan d’Afrique. Ses gratte-ciel faisaient penser à ceux de New York, son plus grand hôtel avait une patinoire et on y mangeait de la cuisine fine française en buvant du champagne, il y avait des clubs de jazz partout, et tout musicien africain qui rêvait de réussite devait obligatoirement passer par Abidjan.
Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’aller d’un quartier à un autre sans courir le risque de prendre une balle. Dans l’ouest du pays, les combats font rage et la population fuit par milliers vers le Liberia voisin. Qu’est-il arrivé à la Côte d’Ivoire ? Petit retour en arrière pour ceux qui auraient raté des chapitres de la sombre histoire de ce pays d’Afrique.
Passons rapidement sur le long règne de trente-trois ans de Félix Houphouët-Boigny, son premier président, la relative prospérité du pays qui attirait tous les voisins, la politique de l’ivoirité prônée par son successeur Henri Konan Bédié qui consistait à marginaliser les populations du Nord ainsi que tous les immigrés, le coup d’Etat qui le balaya en 1999, la transition militaire chaotique. Commençons notre histoire en 2000.
Un pays coupé en deux
En octobre de cette année-là, une élection présidentielle est organisée. Laurent Gbagbo, vieil opposant à Houphouët-Boigny, est élu face au militaire Robert Gueï. Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, les leaders des deux principaux partis politiques du pays, avaient été arbitrairement écartés par une Cour suprême aux ordres des militaires.
Mais le jour de l’investiture de Gbagbo, on découvre un charnier d’une soixantaine de cadavres. Ce sont des populations du Nord, exécutées par des gendarmes proches du nouveau chef d’Etat. Ça commence mal. Pendant deux ans, les populations du Nord vont être pourchassées, harcelées, pire qu’au temps de Bédié. Leur tort ? Soutenir Ouattara, lui aussi fils du Nord.
En 2002, une rébellion se lève au nord et coupe le pays en deux. La France envoie ses troupes s’interposer. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Le pays reste coupé en deux. Chaque camp pille comme il peut les ressources de sa zone. Des escadrons de la mort apparaissent et assassinent plusieurs partisans de Ouattara. Gbagbo et son épouse Simone sont accusés de les actionner. Ils nient. On va de négociations en négociations. L’ONU envoie quelques milliers de soldats et de fonctionnaires dans le pays, on forme et déforme les gouvernements d’union mais la paix ne revient pas.
En 2004, Gbagbo se fâche et décide de nettoyer la rébellion à coups de bombes. L’une d’elles s’égare sur une base militaire française et tue huit soldats. La France voit rouge et détruit toute l’aviation militaire ivoirienne, composée de deux avions. Les partisans de Gbagbo font la chasse aux Français, contraints de rentrer rapidement chez eux. Ils étaient une bonne quinzaine de milliers dans le pays.
On réussit à calmer le jeu et Gbagbo se rabiboche avec les Français. L’élection présidentielle devait avoir lieu en 2005. Gbagbo s’arrange pour la repousser jusqu’en 2010. En octobre dernier, il est contraint, par la pression intérieure et celle de la communauté internationale, de l’organiser. Avant cela, plusieurs sondages réalisés par des instituts français le donnent gagnant. Il y croit et part confiant à l’élection.
La défaite de Gbagbo fait basculer le pays dans le drame
Des centaines d’observateurs et de journalistes venus du monde entier sont là pour s’assurer que tout se passe bien. Et là, patatras ! Laurent Gbagbo perd. Les observateurs ivoiriens, africains, européens, américains affirment que le scrutin s’est bien déroulé, même si divers incidents ont été observés ici et là. Mais Laurent Gbagbo refuse de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara, son challenger au second tour, et se dépêche de se faire investir chef d’Etat par son copain qui préside le Conseil constitutionnel.
C’est là que le pays bascule dans le drame. Le président élu et tous les membres de son gouvernement sont assiégés dans un grand hôtel, sous la protection de l’ONU. L’Union européenne et les Etats-Unis, qui ont reconnu la victoire de Ouattara, imposent des sanctions contre Gbagbo, ses deux épouses, son entourage, son gouvernement ; la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), qui gère la monnaie que la Côte d’Ivoire partage avec sept autres pays de la région, coupe toutes relations avec Gbagbo, ce qui oblige les banques privées à fermer, mais rien n’y fait. Il refuse de céder la place.
L’Union africaine et la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) envoient des médiateurs à Gbagbo pour le convaincre de partir. Ils font chou blanc. Au contraire, Gbagbo embrigade la télévision et la radio d’Etat, interdit les chaînes étrangères, bâillonne la presse privée, fait ouvrir le feu sur tous ceux qui contestent son pouvoir et coupe l’eau et l’électricité dans le nord du pays qui a massivement voté pour Ouattara. Des personnes sont régulièrement enlevées de jour comme de nuit et leurs corps sans vie sont découverts plus tard dans la rue. Des charniers sont signalés un peu partout.
Le 3 mars dernier, un groupe de femmes, massé devant la mairie du quartier d’Abobo à Abidjan, a été mitraillé par des hommes en uniformes. L’ONU a compté près de 400 morts rien qu’à Abidjan. Les rebelles du Nord qui étaient en sommeil depuis le temps où leur chef est devenu Premier ministre de Gbagbo dans le cadre d’un accord de paix, ont fini par entrer dans la danse et attaquent tous azimuts, à Abidjan, dans l’ouest du pays…
Les partisans de Gbagbo, de leur côté, ont occupé les rues et font la chasse aux populations du Nord et à tous ceux qui ont voté pour Ouattara. Il ne reste plus que le dernier acte, celui où chacun s’armera de sa machette pour découper en morceau son voisin.
Venance Konan
Auteur de Chroniques afro-sarcastiques : 50 ans d’indépendance, tu parles ! (Editions Favre).
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