Alors que l’argent vient cruellement à manquer chez les travailleur·euses du sexe confiné·es, doublement à la marge ces temps-ci, des systèmes de solidarité ont été mis en place pour les plus démuni·es. Ils et elles nous racontent.
Cela fait cinq semaines que Marie, 69 ans, dont une cinquantaine de métier, n’a pas mis les pieds au bois de Vincennes. Mais pas le temps de s’ennuyer. Après avoir mis ses petits-enfants à leurs devoirs et fait un brin de ménage, elle s’installe derrière son ordinateur, réceptionne les demandes des un·es et des autres et fait “des listes”. Avec le Bus des femmes, association parisienne de santé communautaire à destination des prostitué·es, Marie a mis en place un réseau de solidarité pour apporter le plus d’aide possible à ses collègues en difficulté financière et/ou sanitaire. Il faut payer les loyers, les hôtels, la nourriture, parfois envoyer un·e infirmier·ère. “On a toujours été stigmatisé·es par la société et les gouvernements, alors cette solidarité a toujours existé”, résume-t-elle.
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Malgré tout, la colère gronde. Marie ne supporte plus de se sentir délaissée, humiliée. Le 6 avril, le Strass (syndicat du travail sexuel) et les associations de santé communautaires de la Fédération Parapluie rouge adressaient une lettre ouverte à Emmanuel Macron demandant la création d’un fonds d’urgence « afin de permettre un revenu de remplacement le temps du confinement, sans condition de régularité de séjour, seule solution pour empêcher les prises de risques associées à l’exercice du travail du sexe.”
“Comme si les violences n’étaient que conjugales !”
Au HuffPost, l’entourage de Marlène Schiappa répondait : “Par définition, il est très compliqué pour l’Etat d’indemniser une personne qui exerce une activité non déclarée telle que la prostitution.” Et invoquait la priorité, donnée par la secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, au traitement des violences conjugales. “Comme si les violences n’étaient que conjugales !”, s’esclaffe Marie.
Elle est catégorique : si les temps sont si durs en confinement, c’est la faute à la loi de pénalisation du client de 2016 qui leur a fait perdre 75 % de leurs revenus. Elle craint désormais que la faim contraigne ses collègues à retourner bosser. “Si on a mis en place ces aides, c’est que ça ne va pas. Et d’ajouter : Mon métier, c’est un art ! Je n’en ai jamais eu ras le bol de le faire, mais dans ces conditions, oui ! Des gens crèvent de solitude en France. Il n’y a que nous pour écouter.”
La colère gronde aussi chez Anaïs de Lenclos, porte-parole du Strass. “L’activité est légale, mais tout ce qui l’entoure, non ! Si vous vous déclarez en tant que travailleur·euse du sexe (TDS), les banques ne vous ouvriront pas de compte, les assurances ne vous assureront pas, on ne vous louera pas de logement. Nous devons donc nous cacher et vivre dans la débrouille.”
“Maintenant, on nous braque mais on en profite aussi pour nous tabasser »
Il y a neuf ans, Anaïs a plaqué son boulot de cadre pour se lancer dans l’escorting. Contrairement à Marie, qui accueille ses clients dans son camion, Anaïs se fait contacter via des sites d’annonces et suit la clientèle chez elle ou à l’hôtel. Mais voilà, selon elle, la loi de 2016 a débouché sur un “changement des comportements” et une hausse des agressions. Elle-même en a été victime en 2018 et s’en remet à peine. “Maintenant, on nous braque mais on en profite aussi pour nous tabasser, sans raison !”
Depuis le confinement, Anaïs ne bosse plus. Le caming (le fait de se filmer en direct en train de se toucher), très peu pour elle. “C’est comme si t’étais coiffeuse, que tu ne pouvais plus le faire et qu’on te disait ‘fais esthéticienne’ ! Ce sont des métiers différents. Le caming implique une connexion, un lieu adapté, savoir se comporter face caméra. Et puis se construire une clientèle prend du temps.”
Maîtresse domina depuis dix ans et syndiquée au Strass, Axelle de Sade a développé une prestation de service à distance pour poursuivre “l’éducation” de ses soumis en confinement. Au choix : webcam, téléphone ou encore SMS, avec des packs de dix pour cinquante euros. “Je leur demande de s’enrouler un fil de cuisine sur le sexe, de porter un plug, de ne pas se doucher pendant quatre jours, de ne pas aller aux toilettes… Mais la plupart des clients sont en famille… Donc peu libres de corps et d’esprit. Ces jeux sont destinés aux célibataires. Dominer à distance appelle un autre chemin de pensée. On ne maîtrise pas le cadre. Or, dans la domination, ce qui est important, c’est de maîtriser ce cadre ! Il faut s’enquérir des conditions de la personne, savoir si elle a des accessoires… Ça demande de développer d’autres intrigues, d’autres scénarios. C’est intéressant et pour moi et pour eux.”
« Certains me proposent de m’aider financièrement”
Au-delà du sexe, un dialogue s’est installé avec de nombreux soumis. Axelle de Sade leur fait des recommandations culturelles, publie leurs comptes rendus sur un blog. “C’est une relation étrange.” Un de ses soumis, atteint de la mucoviscidose, a insisté pendant des jours pour venir la voir. “Certains sont vraiment en manque émotionnel. Il y a des personnes qui semblent sans limites… ça peut faire peur. Il faut une grande assurance, une maîtrise pour dire non, les garder dans le cadre, ne pas se laisser entraîner là où on ne veut pas aller. Après, on s’attache forcément. Les hommes viennent avec des fragilités dont parfois vous êtes l’unique récipiendaire. Je le vois comme un geste de confiance, un cadeau. Quand il y a eu les attentats j’avais trente messages de clients qui s’enquéraient de ma santé, de ma sécurité, car j’habitais à côté. C’est pareil avec le confinement. J’ai des messages tous les jours. Certains me proposent de m’aider financièrement.”
Axelle de Sade n’en a pas besoin pour le moment. Depuis qu’elle est TDS, elle a doublé voire triplé son ancien salaire de cadre. “Ce qui est pénible, c’est de ne pas être considéré·es comme des citoyen·nes à part entière. J’ai monté un site internet d’art-thérapie avec de fausses cartes de visite pour pouvoir présenter des dossiers aux banques, aux agences immobilières… On aimerait bien monter une coopérative, louer un local ensemble, mais on ne peut pas. Ce n’est pas facile de travailler chacun·e de son côté. Certaines séances sont dures à digérer émotionnellement… et vous êtes seule face à vous-même.” Heureusement, le Strass se bouge : cagnottes, distribution de repas, formations en ligne, mais aussi récemment une grande manifestation 2.0 pour protester contre la loi sur la pénalisation du client, votée il y a quatre ans.
Marie, TDS depuis un an, a arrêté de bosser pour se confiner dans un donjon BDSM avec une amie, mais reçoit pas mal de demandes. “Je n’y réponds pas, je ne veux pas mettre ma santé ou celle des autres en danger. Cela étant dit, si ça se prolonge après le 11 mai, je pense que je retournerai travailler.” En attendant, ses deux clients réguliers qu’elle voyait une à deux fois par semaine pour 300 euros la relation lui écrivent régulièrement. “Il y a une relation tarifaire privilégiée avec eux. C’est comme une relation d’affaires.”
« A chaque fois, c’est un rôle de composition »
Beaucoup de messages aussi sur le téléphone de Marguerite, escort depuis quelques mois seulement. “Ils ont besoin d’avoir des nouvelles. Ils me disent qu’ils ont hâte de me retrouver pour faire tel ou tel scénario. Faut discuter pour pas qu’on t’oublie ! On m’a demandé mes tarifs pour des sessions Skype privées, mais je ne suis pas intéressée… Avant un rendez-vous client, j’ai une pression. Ça ne se fait pas en claquant des doigts. Je ne m’imagine pas chez moi en train de tout mettre en place… Et puis il y a la question de l’anonymat…”
La Marie du bois de Vincennes n’a ainsi jamais dévoilé sa profession à ses enfants et petits-enfants. “Quand vous voyez l’image qu’on se fait de vous, vous ne pouvez plus dire ce que vous faites. Il faudrait que la société se penche sur cette histoire, ait les couilles de reconnaître, d’accepter, puisque dans les faits les filles, les garçons, les trans prostitué·es existent.”
Marie ne regrette rien et lâche un grand rire lorsqu’on lui demande pourquoi elle continue. “Tant qu’il tient la scène, il continue le comédien, non ? Tant que je me sens bien dans ma tête et physiquement, pourquoi voulez-vous que je m’arrête ? A chaque fois, c’est un rôle de composition. Aucun client ne demande la même chose.”
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