Alors qu’une manifestation s’est tenue le 4 septembre pour protester contre les violences à répétition dont elle est la cible, la communauté chinoise francilienne se mobilise, entre patrouilles d’autodéfense et aide aux victimes.
“Faut-il se faire justice soi-même ?” Fang, étudiante, originaire de Saint-Denis, tient sa pancarte avec détermination. Elle a 19 ans et c’est sa première manif. “Pour une fois que l’on parle de nous ! Aujourd’hui, il y a les médias et certains politiques ont fait le déplacement, il faut absolument qu’on nous écoute !”
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Ce dimanche 4 septembre, entre 15500 et 50000 manifestants ont rejoint la place de la République à Paris pour dénoncer une “violence qui tue”, suite à la mort de Chaolin Zhang, couturier chinois et père de famille de 49 ans, agressé mortellement à Aubervilliers pour quelques bonbons et un paquet de cigarettes. Une mobilisation inédite, exutoire d’une indignation contenue depuis des années.
La foule, la colère et les enjeux imposent un dispositif de sécurité impressionnant. Hua Qin Cao, président de l’Association de l’amitié chinoise en France, fait partie des centaines de volontaires qui veillent à éviter le moindre débordement.
“Nous demandons aux autorités françaises d’entendre les voix silencieuses”
Entre République et Bastille, les protestataires défilent en rangs serrés. Des drapeaux français sont levés. Des T-shirts frappés du logo “sécurité pour tous”. Sur la statue de la République, un immense portrait de Chaolin Zhang a été accroché avec, écrit sous le visage, “qui sera le prochain ?”
“Ça pourrait être chacun de nous ici”, lâche Gao Bi, ex-présidente des Femmes chinoises de France, qui indique avoir déjà été agressée cinq fois. Dans le cortège, les histoires de racisme ordinaire sont légion : insultes, crachats, vols à l’arrachée, passages à tabac… “Nous demandons aux autorités françaises d’entendre les voix silencieuses de ces hommes et de ces femmes”, réclament au micro les organisateurs.
Hua Qin Cao attendait cette réaction depuis longtemps. Cela fait plusieurs mois qu’il est mobilisé. Nous l’avons rencontré quelques jours plus tôt dans les locaux de son association, dans le quartier où Chaolin Zhang a été tué, et sur les murs desquels sont affichées les images d’une “violence quotidienne”.
Visages contusionnés, bras plâtrés, plaies ouvertes
Hua Qin Cao ouvre d’épais classeurs comme autant de preuves : des centaines de photos de visages contusionnés, de bras plâtrés, de plaies ouvertes, de victimes au sol… En bas, il a noté, en chinois, les dates de chacune de ces agressions. “Dimanche 27 décembre 2015, c’est un couple qui a été tabassé”, dit-il en montrant une photo sur la première page. Il faut en tourner onze pour arriver au dimanche suivant. “Onze blessés, en une semaine, dans la seule ville d’Aubervilliers, vous vous rendez-compte !?”
“Les politiques ont poussé la communauté chinoise à s’organiser”
Plus de cent plaintes ont été déposées entre janvier et la mi-août selon la préfecture de Seine-Saint-Denis. C’est trois fois plus que l’année précédente sur la même période. La peur a poussé la communauté chinoise d’Aubervilliers à alerter, à plusieurs reprises, les autorités locales. “Mais rien n’a été fait, explique Rui Wang, président de l’Association des jeunes Chinois de France. En privé, les politiques ont poussé la communauté chinoise à s’organiser elle-même.”
Au début de l’année, l’Association de l’amitié chinoise en France est devenue le QG d’une patrouille d’autodéfense. Dans les locaux, des groupes d’hommes vont et viennent jusque tard dans la nuit, leur téléphone toujours en main. Hua Qin Cao a initié plusieurs conversations sur WeChat, le WhatsApp chinois. “Entre 3 000 et 4 000 Chinois, à Aubervilliers et dans les villes voisines, sont désormais connectés à ce réseau”, explique le militant. Des citoyens alertent au moindre mouvement suspect, parfois en temps réel.
De l’autre côté de l’écran, la patrouille se tient prête. Nous l’avons suivie dans la soirée du mercredi 31 août. 22 h 30, une femme la contacte. Elle sort du métro Quatre-Chemins avec ses deux filles et ont peur de rentrer chez elles. Un groupe se dépêche de les rejoindre et les escorte jusqu’à leur domicile.
“Les victimes ne savent pas toujours comment réagir”
Une heure plus tard, nouveau contact sur WeChat. Un homme envoie des photos de son visage en sang. Il a été suivi jusque dans son appartement, à Bobigny, il a été roué de coups et dépouillé. La patrouille se déplace dans la seconde pour le secourir : “Les victimes ne savent pas toujours comment réagir, explique Hua Qin Cao. Elles n’osent pas porter plainte, on vient pour les accompagner dans leur démarches.”
Puis Hua Qin Cao ressort de sa poche ce téléphone qui sonne sans cesse et remonte le fil des discussions. “Regardez, il y a des centaines de messages tous les jours !”, lance-t-il. Il s’arrête sur l’un d’entre eux, daté du 7 août, celui de Chaolin Zhang envoyé quelques minutes après son agression alors qu’il est encore conscient. “Ça avait l’air grave, je suis arrivé le plus vite possible.”
Hua Qin Cao est arrivé sur les lieux du drame bien avant la police. Les agresseurs avaient déjà filé, “sinon, on les aurait attrapés nous-mêmes. On n’a pas le choix, il n’y a pas assez de policiers à Aubervilliers”, assure t-il. La mairie, sans faire de publicité, réclame depuis des mois des moyens supplémentaires pour assurer la sécurité des habitants. Suite au décès de Chaolin Zhang, le gouvernement et les élus locaux ont promis des mesures.
“Ce racisme latent se transforme en racisme violent”
Avant de mourir, Chaolin Zhang est resté cinq jours dans le coma. A son chevet, la belle-fille de ce père de deux enfants parle de racisme. “Celui qu’on subit à l’école sans rien dire, les moqueries lancées dans la rue en rigolant, tous les préjugés qu’il y a sur nous… ce racisme latent se transforme en racisme violent.” L’instruction n’a, pour l’instant, pas retenu le mobile raciste. Mais la défense tente de prouver l’inverse.
“Ils ont toujours du cash sur eux”
“Les agresseurs présumés de Chaolin Zhang, âgés de 15, 16 et 19 ans, interpellés après les faits, pensaient que la victime, parce qu’elle était chinoise, avait du cash sur elle. Et on pense aussi, en général, que les Chinois ne porteront pas plainte”, explique l’avocat de la famille endeuillée, maître Calvin Job.
Autre exemple, à la barre du tribunal correctionnel de Bobigny, le lundi 8 août, concernant une autre affaire d’agression. Le juge relit les auditions aberrantes de deux prévenus à peine sortis de l’adolescence. S’ils ont attaqué des Chinois exclusivement, c’est parce que “c’était un bon plan : ils ont toujours du cash sur eux”. Leurs victimes, toutes originaires d’Aubervilliers, ont été rouées de coups pour un résultat bien plus maigre que les liasses de billets fantasmées. Eux aussi pensaient “que les Chinois ne porteraient pas plainte”.
“Il y a cette vision d’une communauté chinoise silencieuse, sans papiers, qui ne va pas voir la police, analyse Richard Beraha, spécialiste de la diaspora chinoise en France. C’était une réalité au début des années 2000. La communauté de Belleville a vécu un véritable enfer. Cela l’est beaucoup moins aujourd’hui.”
“Les Asiatiques sont les éternels oubliés”
“Cette mobilisation, c’est bien, mais évidemment cela ne suffira pas”, estime le rappeur Lee Djane, qui s’est fait connaître avec son titre Ils m’appellent Chinois où il dénonce le racisme anti-asiatique. “J’parle de ceux qui m’appellent Tching Tchang pour soi-disant rigoler”, rappe-t-il. Il était descendu dans la rue en 2011, à Belleville, suite à des violences contre des Asiatiques, mais dimanche, il est resté chez lui. Il n’y croit pas.
“C’est un remake qui n’aboutira à rien, explique-t-il à la terrasse d’un café. La mort de Chaolin Zhang c’est la goutte de trop, mais en réalité il ne se passe pas grand-chose en termes de lutte antiraciste. Les Asiatiques sont les éternels oubliés”, selon lui.
“C’est un phénomène sous-estimé par tous”, reconnaît un représentant de la Licra. “En attendant, ces affaires d’agressions sont explosives, observe Lee Djane. Il y a une réalité taboue : ce sont des ‘minorités’ qui s’attaquent entre elles avec des discours racistes des deux côtés.”
Un élu FN réactive le discours du “bon immigré” contre le “mauvais”
Le FN s’est engouffré dans la brèche. “Nos compatriotes chinois sont contraints de travailler la peur au ventre sans que cela n’inquiète outre mesure ces sacro-saintes associations antiracistes sans doute trop occupées sur les plages françaises à défendre le burkini”, a réagi, le 22 août, Jordan Bardella, conseiller régional FN, réactivant le discours du “bon immigré” contre le “mauvais immigré”. Son speech a été filmé au cœur du “Sentier chinois”, à Aubervilliers, où la communauté a construit l’une des success story du 93. Rue de la Haie-Coq, l’activité est en plein essor (1600 entreprises se sont installées en dix ans, et génèrent de 6000 à 8000 emplois).
“Cela profite seulement aux Chinois”, dit un habitant qui préfère rester anonyme. “Certaines entreprises embauchent au niveau local, rectifie Richard Beraha. Mais ce contexte de peur freine cette ouverture. Ce business attire surtout des Chinois venus tenter leur chance en France comme des jeunes Français partiraient aujourd’hui aux Etats-Unis.” Une intégration réussie, même si certains déchantent. Wansheng est arrivé il y a cinq ans pour monter son affaire. “Je me suis fait agresser ne fois par an.” Aujourd’hui, il rêve de “retourner en Chine”. Floriane Louison
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