Sorti dans l’indifférence après le 11-Septembre 2001, Zoolander est devenu un sommet de la pop-culture. Alors que sa suite arrive en salle, retour sur ce témoignage acide sur les années bling-bling.
Dix mars 2015, veille de la clôture de la fashion week de Paris. Toute la planète mode s’est donné rendez-vous au jardin des Tuileries pour assister à la présentation de la collection automne-hiver de la maison Valentino. Alors que le show prend fin, deux invités inattendus déboulent sur le catwalk et se lancent dans un défilé endiablé : Ben Stiller et son compère Owen Wilson.
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Les acteurs américains, habillés pour l’occasion par les designers de la marque italienne, sont venus ici pour annoncer la mise en chantier de la suite de leur film culte, la comédie parodique Zoolander, sortie en 2001. Dans la foule, Anna Wintour, Stromae et d’autres encore conviés au défilé applaudissent la performance, tandis que les modeuses dégainent leurs smartphones et que les journalistes web relaient déjà l’info sur Twitter : l’opération de com est un succès total.
Lorsqu’ils reviennent en coulisse, les deux comiques enlèvent leurs costumes et laissent échapper un soupir de soulagement. “On était flippés, je vous assure. Revenir avec ce projet de suite, quinze ans après la sortie du premier film, c’était un pari finalement assez risqué. Rien ne nous garantissait que ça allait prendre, que les gens seraient réceptifs au délire”, nous confie Owen Wilson, dans la pénombre d’un hôtel de luxe parisien où il est venu s’acquitter de la promotion.
Un duo de mannequins crétins taillé pour le succès
Owen Wilson avait quelques raisons de douter : avant de devenir un phénomène majeur de la pop-culture, objet culte d’une génération de spectateurs, Zoolander a connu une carrière chaotique, échappant de peu au statut de film maudit. Lorsqu’il s’engage dans cette satire du monde de la mode à la fin des 90’s, Ben Stiller vient tout juste de réaliser son second long métrage, Disjoncté, avec Jim Carrey, reçu par des critiques mitigées et boudé par le public.
En légère perte de mojo, le comédien décide alors d’adapter au cinéma un sketch qu’il avait expérimenté quelques années auparavant lors de la cérémonie des Fashion Awards diffusée sur le câble américain, et qui mettait en scène un top model hyper crétin baptisé Derek Zoolander. Avec son partenaire de l’époque, l’auteur Drake Sather, Ben Stiller écrit en à peine un mois le scénario du film. Il imagine l’histoire d’un duo de mannequins débilos,
Derek et Hansel (incarnés respectivement par Stiller et Owen Wilson), qui se liguent contre un couturier diabolique, Mugatu, campé par Will Ferrell. Emballée par le projet, la Paramount aligne un chèque de 28 millions de dollars pour le tournage, tandis qu’une flopée de people se pressent au casting, tels Paris Hilton, Tom Ford et même David Bowie. Prévu pour une sortie ambitieuse en 2001, Zoolander est calibré pour le succès…
Un violent revers au box-office
Mais rien ne va se passer comme prévu. Distribué dans plus de 2 500 salles aux Etats-Unis, le film se prend un violent revers au box-office, atteignant difficilement les 15 millions de dollars de recette le week-end de sa sortie, avant de voir ses entrées chuter de 50 % dès la seconde semaine d’exploitation. Assassiné par une partie de la presse, qui n’y voit qu’une enfilade de vannes grotesques, Zoolander est peu à peu retiré des salles américaines, tandis que le studio distributeur révise à la baisse sa stratégie de sortie mondiale.
“Sorti deux semaines après le 11-septembre, le film n’avait aucune chance” Will Ferrell
“Comme si le film était tombé dans un trou noir. Plus personne ne voulait en entendre parler, on croyait qu’il allait être définitivement enterré. Et ça nous attristait à l’époque puisque l’on savait que le film était réussi, qu’il valait mieux que cette indifférence”, nous raconte entre deux rires Will Ferrell, lui aussi de passage à Paris pour défendre la suite tardive de Zoolander, où il reprend son rôle de bad guy délirant.
Cet échec surprenant, l’acteur l’attribue à une incompréhension de la presse, mais surtout à un facteur conjoncturel : “Le premier film est sorti deux semaines après les attentats du 11 Septembre, et dans ce contexte il n’avait aucune chance. Tous les films se sont crashés au box-office à ce moment-là. Les gens ne voulaient pas aller au cinéma, surtout pour aller voir une comédie sur la mode. Mais quelque temps plus tard, un truc s’est débloqué : Zoolander est soudainement devenu cool.”
Le culte autour du film s’est étoffé progressivement
Un an après la sortie du film, sa première diffusion à la télé américaine provoque en effet une étrange vague de réhabilitation. Certains critiques US, tel l’influent Roger Ebert, révisent leur jugement initial, tandis que les locations et les ventes de DVD explosent les records, hissant Zoolander à la tête des hits vidéo des années 2000.
En parallèle, l’émergence d’internet et des réseaux sociaux contribue à alimenter ce buzz tardif : partout dans le monde apparaissent des forums et sites spécialisés, où les fans s’échangent des punchlines du film et imitent la désormais fameuse pose “Blue Steel”. Zoolander est devenu culte. “Ça a été un phénomène mystérieux, se souvient Owen Wilson. Du jour au lendemain, des mecs me reconnaissaient dans la rue, les médias m’appelaient pour parler du film.”
“Même au fin fond du Rajasthan, se souvient Owen Wilson, alors que j’étais sur le tournage d’A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson, j’ai rencontré un type qui pouvait citer par cœur les répliques de Zoolander.” “Les gens se sont appropriés le film avec une passion folle, une ferveur que l’on rencontre seulement une fois dans sa carrière”, indique Will Ferrell.
Le milieu de la mode reprend les codes du film
Et la rumeur Zoolander ne tarde pas à se propager jusque dans le milieu de la sape, où le film devient une référence incontournable de l’époque. Un sésame générationnel. “C’était impossible de ne pas entendre parler de ce truc si vous débutiez dans l’industrie fashion au cours des années 2000. Partout, dans les écoles, les maisons de haute couture, les backstages, les after parties, vous trouviez forcément quelqu’un pour citer une réplique culte ou faire un ‘Blue Steel’.” nous décrit depuis son bureau londonien l’historienne de la mode Amber Butchart, fidèle collaboratrice de la BBC.
Selon elle, ”aucun autre film sur la mode n’a eu cet impact-là. Zoolander était devenu une sorte de rite de passage pour quiconque avait un pied dans l’industrie”, Même le créateur Marc Jacobs, directeur artistique de Louis Vuitton de 1997 à 2013, rejoignait récemment la cohorte des fans : en janvier, il publiait sur son compte Vine une vidéo hommage dans laquelle il rejouait avec ses potes la fameuse scène de l’Orange Mocha Frappuccino. Résultat : des milliers de likes et une opération de com virale diablement efficace.
Un témoignage du triomphe des années bling-bling
Pas difficile d’expliquer ce succès à retardement : Zoolander est sans doute l’un des films qui aura le mieux saisi l’époque délirante des late nineties. Avec ses personnages de mannequins superstars, sa bande-son balancée entre eurodance et trip-hop, ses caméos de people éphémères et son imagerie grimaçante, la comédie de Ben Stiller fut le miroir à peine déformant d’une société américaine rongée par le fric, et dont l’industrie de la mode incarnait le symbole terminal.
“C’est le triomphe des années bling-bling que racontait Zoolander, ce moment où la mode a été cannibalisée par les grands groupes industriels et l’argent, analyse Olivier Nicklaus, journaliste et réalisateur de documentaires sur la mode. Le film est même assez percutant sur la question : en faisant jouer Donatella Versace ou Tom Ford, qui était le roi du porno chic, Ben Stiller réussissait à capturer cette image d’une mode pop, mainstream, pas forcément très intellectuelle ni sensible.”
L’œuvre prémonitoire d’un monde hyperconnecté et égotique
Derrière la parodie absurde, Zoolander puisait en réalité son inspiration dans des faits d’actualité, moquant le célèbre défilé “Clochards” de John Galliano, qui avait provoqué un scandale en 2000, ou s’inspirant de quelques figures cramées de l’industrie pour le personnage du méchant Mugatu, tels Thierry Mugler ou le créateur new-yorkais maboul Isaac Mizrahi.
Témoin de cette génération flamboyante, pour laquelle la chute spectaculaire de Galliano marqua un point de non-retour, Zoolander est aussi l’œuvre prémonitoire d’un monde ultraconnecté et égotique. “Là où le film est fascinant, c’est qu’il anticipait il y a près de quinze ans cette culture des réseaux sociaux dans laquelle on évolue aujourd’hui, décrypte Anders Christian Madsen, rédacteur en chef mode au magazine i-D, basé à Londres.
“Le fameux ‘Blue Steel’, au fond, c’est l’ancêtre du selfie, une première manifestation de la folie narcissique de notre époque.” Will Ferrell valide l’idée et va même encore plus loin. Pour l’acteur américain, le film de Ben Stiller vaut plus que son image de farce timbrée : “C’est un film assez subversif en vrai, une mise en boîte de cette industrie de la mode où tout le monde se prend ridiculement au sérieux, lâche-t-il.
Will Ferrell assume : ”Bien sûr le film est parodique, outrancier, mais on n’est jamais très loin de la réalité. Il m’est arrivé la même chose sur The Campaign (une comédie de Jay Roach, sortie en 2012, où Ferrell incarne un homme politique corrompu et crétin – ndlr). On nous a reproché d’aller trop loin dans la caricature, de véhiculer une mauvaise image de la politique. Et regardez quelle est la situation quatre ans plus tard. Qui est dans tous les médias aujourd’hui, hein ? Donald Trump !”
Justin Theroux, embedded sur les catwalks
Reste une question inévitable : pourquoi donner une suite à Zoolander ? Pourquoi réveiller cette vieille icône culte au risque d’en abîmer un peu le souvenir ? Justin Theroux, l’acteur de la série Leftovers et fidèle partenaire d’écriture de Ben Stiller, crédité en tant que coscénariste, évacue d’emblée la piste du coup marketing : “On serait revenus beaucoup plus vite si c’était une question de fric, lance-t-il. La vérité est que Ben n’était pas encore prêt à reprendre le personnage, qu’il avait d’autres projets à mener.”
“On voulait revenir à cet humour absurde et parodique”
”En 2007, alors que l’on travaillait sur le scénario de son film Tonnerre sous les tropiques, je lui ai dit que j’adorerais voir une suite de Zoolander. Et un an après je recevais un texto où il me disait : ‘OK, on y va’. Dès les premières séances d’écriture, on a compris que quelque chose prenait : on voulait revenir à cet humour absurde et parodique des années 1990. Un humour totalement crétin.”
Pendant de longues semaines, Justin Theroux a donc vécu embedded dans l’univers de la sape pour alimenter son scénario. Il a rencontré des jeunes designers, des mannequins et écumé tous les défilés de New York. “La mode avait évidemment beaucoup évolué depuis la sortie du premier Zoolander, et l’on s’est demandé : que se passerait-il si les personnages n’avaient eux pas du tout changé ? S’ils étaient restés figés dans les années 1990, étrangers aux mutations esthétiques et sociales de l’industrie ? Ça nous faisait un bon point de départ.”
La critique taille un costard à Zoolander 2
Or le parti pris de cette suite n’a pas fait marrer tout le monde. En salle depuis le 21 février aux Etats-Unis, Zoolander 2 n’a récolté que 23 millions de dollars de recette – pour un budget de 50 millions – et s’est attiré les foudres de la critique US, rejouant dans une configuration presque identique la sortie désastreuse du premier épisode.
Pour l’historienne de la mode Amber Butchart, cette nouvelle déroute s’explique par “la déconnexion de Ben Stiller et sa team” : “On a l’impression que la satire est moins précise, dit-elle. L’époque du bling-bling est finie : l’industrie est devenue plus austère ces dernières années, plus minimale. Et Zoolander 2 n’a pas su capter ces nouveaux enjeux de la mode, comme l’a prouvé la polémique sur le rôle de Benedict Cumberbatch (l’acteur incarne un mannequin transgenre jugé caricatural par des associations LGBT, qui ont appelé au boycott du film – ndlr).”
Face à la controverse, Owen Wilson s’avoue un peu démuni le jour de notre rencontre. “Tout cela est ridicule, balance-t-il. Dès le début du projet, nous avions l’idée de faire un film sur deux mecs obsolètes, ringards, qui se sentent largués par l’époque. Bien sûr qu’ils ne comprennent pas l’actualité de la mode : ils sont restés rivés à leur jeunesse, à leur grandeur des années 90, et toute la drôlerie du film provient de ce décalage pathétique…” Mais l’acteur reste confiant : il sait que le temps joue en faveur de Zoolander.
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