Le chef-d’œuvre de Fumito Ueda est de retour dans une version somptueusement remastérisée pour la PlayStation 4. Mélancolique et cruel, épuré mais envoûtant, “Shadow of the Colossus” a marqué son temps. Douze ans après la sortie de sa version d’origine, neuf joueuses et joueurs se remémorent leur rencontre avec ce jeu si particulier.
“Ce moment de grâce a complètement bouleversé la vision que j’avais des jeux vidéo. C’était la preuve évidente qu’il pouvait véhiculer des émotions à la fois subtiles et puissantes, en s’appuyant sur sa propre grammaire. Shadow of the Colossus a été pour moi une véritable petite leçon de vie, à la période où je quittais l’adolescence pour le monde adulte. C’est une œuvre qui m’aura démontré avec force que le minimalisme permet d’accroître la puissance d’un message, et les émotions qui gravitent autour. Qui m’a enseigné l’importance de prendre le temps, de capturer la pureté et la simplicité de certains moments.”
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Arnaud n’est pas seul à avoir pris de plein fouet Shadow of the Colossus, le chef-d’œuvre du Japonais Fumito Ueda paru en 2005 (sur PlayStation 2), réédité en 2011 (sur PS3) et qui ressort sur PS4 dans une version absolument sublime dont tous les éléments graphiques ont été soigneusement retravaillés (mais sans que le moindre changement ne soit apporté au gameplay).
En 2005, Fumito Ueda est au sommet de son art. S’il n’a pas affolé le box-office mondial, Ico (2001), sa création précédente qui était aussi son tout premier jeu a rencontré un gros succès d’estime, apportant entre autres choses un nouvel argument aux défenseurs de l’idée que le jeu vidéo est un art. Autant dire que Shadow of the Colossus est attendu. Et s’il tarde un peu à arriver, le jeu ne déçoit pas.
“Je l’attendais tellement impatiemment”, se souvient Bruno, lui le “semi-pro à Counter-Strike” que ses goûts d’adolescent ne prédestinaient pas forcément à la rencontre avec l’œuvre de Fumito Ueda. Et pourtant… “C’était surprenant. C’était envoûtant, aucun dialogue, un HUD très limité, des grandes plaines, des musiques incroyables, un scénario qui paraît classique de prime abord, mais qui retourne le cerveau au fur et à mesure… J’ai eu tellement d’émotions qu’aucun autre jeu n’a réussi à me faire ressentir. En allant de la joie à la tristesse, en passant même par les larmes. Ce jeu a changé ma vie. Je l’ai utilisé dans plusieurs de mes exemples scolaires, pour passer un concours, même dans ma vie personnelle. C’est un jeu que j’ai en édition collector très rare, comme pour Ico et The Last Guardian (l’œuvre suivante de Ueda, parue en 2016). C’est LE jeu qui me définit aujourd’hui en tant que passionné de jeux vidéo.”
Si son monde ouvert était dans l’esprit d’une période marquée par le triomphe de GTA, Shadow of the Colossus avait de quoi décontenancer les joueurs régulièrement poussée à l’hyperactivité. Car, dans cette œuvre d’un maître de l’épure vidéoludique dont le processus de création est plutôt une affaire de soustraction (retirer le superflu, se concentrer sur l’essentiel) que d’additions, ils étaient largement livrés à eux-mêmes.
“Ce qui m’a surpris, c’est l’environnement complètement vide en dehors des colosses, explique Emmanuel, également grand fan d’Ico (“Je crois que c’est le seul jeu où j’ai littéralement applaudi devant ma TV à la fin”). Cette impression d’être seul au monde était un pari monumental dans une époque où les jeux se devaient de rivaliser de vie et d’interactions. Enfin, la découverte du jeu ça a aussi été la découverte de son gameplay vraiment pas évident à prendre en main.” Marin va plus loin : “Pour s’accrocher à un colosse, il faut s’accrocher à la manette. La touche R1 de ce jeu est celle qui m’a fait réaliser l’importance du gameplay en tant qu’équivalent de la mise en scène au cinéma pour le jeu vidéo. L’art vidéoludique est peut-être le plus complexe à définir et c’est avec ce jeu que j’ai eu le plus de plaisir à le sentir. Et puis ma mère est passée derrière moi un jour où je faisais jaillir du sang noir d’un colosse, et elle s’est écriée : ‘Mais c’est triste !’. Elle avait raison.”
C’est l’une des grandes particularités de ce jeu dont le héros affronte successivement seize créatures étranges et majestueuses dans l’espoir que les vaincre ramènera sa bien-aimée à la vie : la victoire n’y est pas glorieuse mais amère. “Normalement, en jeu vidéo, lorsqu’on bat un boss, c’est plutôt une fanfare, une musique triomphante, souligne Thomas. Dans Shadow of the Colossus, la mélodie est empreinte de tristesse, de mélancolie même. On a réussi l’objectif, mais quelque chose ne va pas, la musique nous fait supposer que l’on fait fausse route, que nous allons payer cher cette victoire. Je crois que, pour la première fois, l’histoire m’était racontée au travers de la musique et non pas seulement par des actions, des dialogues ou des écrits.”
Pour certains, c’était d’ailleurs trop – trop dur, trop cruel. “Atmosphère lourde, sentiment de désolation, tout de suite je ressens la même puissance évocatrice que dans Ico, raconte Math, mais je trouve vaguement douteux le pacte proposé. Assassiner ces colosses pour retrouver ma dulcinée, vraiment ? Hmmm. Admettons. Je me mets en quête du premier, le trouve bientôt, retranché dans les montagnes. Et… il n’a pas l’air méchant du tout. Il est là, peinard, il n’a pas l’air d’être en train de décimer des villageois ou quoi que ce soit. On dirait juste un très grand animal sauvage. J’arrive, je lui grimpe dessus, je l’agresse, il se débat, ses mouvements m’évoquent confusion et désarroi. Il me jette au sol plusieurs fois. Je m’entête. Je m’accroche. J’escalade. Je trouve le point faible et je plante ma lame. Je vois passer de l’incompréhension, du désespoir, de la terreur dans les yeux du colosse en train de mourir. Et là, ça me prend aux tripes. Ouais, ma meuf est morte, et alors ? Est-ce que ça justifie vraiment ça ? Je me sens encore vaguement nauséeux en racontant l’histoire.”
Math ne dépassera pas le troisième colosse. “Jamais un jeu n’avait provoqué en moi une réaction aussi intense, aussi viscérale », dit-il. Antonin a de son côté vu cette sombre histoire provoquer une désertion imprévue : « A sa sortie sur PS2, je jouais souvent avec ma compagne qui prenait plaisir à regarder. On discutait du jeu, elle me conseillait. C’est toujours un joli moment de partage. Sur Shadow of the Colossus, ça n’a pas marché. Elle me voyait traverser ces plaines désertiques, et elle m’a dit un truc du genre : ‘J’aime pas ton jeu. C’est trop triste et déprimant.’ Je perdais mon compagnon de jeu…”
Pour beaucoup, Shadow of the Colossus a au contraire été la source d’un élan, une inspiration. Comme pour Emmanuel, jeune game designer ayant œuvré sur Event[0] et Endless Legend. “Il y a dix ans, un ami m’a prêté sa PS2 pour me faire découvrir son jeu préféré, Shadow of the Colossus, se remémore-t-il. J’étais d’une manière générale assez frustré par le jeu vidéo. J’avais l’impression de ne jamais avoir le temps de m’approprier ses mondes ou d’y interagir autrement qu’avec des armes. Et là, soudainement, un jeu qui bazarde tous les codes d’un ‘bon’ game design met l’errance au cœur de sa boucle et s’amuse du rôle de l’avatar-tueur, une convention jamais vraiment questionnée habituellement.”
Helena, elle, a rencontré Shadow of the Colossus en 2011. “Quelques mois avant, dit-elle, ma fiancée s’était donné la mort et je n’avais plus beaucoup de goût pour la vie. Ayant adoré Ico, je me suis lancée à corps perdu dans cette aventure dont je ne connaissais rien. Je crois que j’ai pleuré du début à la fin. Au départ, je ne comprenais pas grand-chose, si ce n’est qu’une fille était morte et qu’il fallait que j’aille au bout du monde me battre pour tenter de la faire revenir à la vie. Je n’ai pas réfléchi deux secondes et j’ai parcouru les kilomètres qui me séparaient du premier colosse sans soucis. Je le trouve beau, je le regarde quelques minutes avant de me lancer, puis je le démonte. Mon état réel est aussi gris que le décor, mais ça me va. Avec ce jeu, je me sens chez moi, à ma place. Je ne suis pas allée en cours pour le terminer. Mais plus je tuais de colosses, plus je me sentais mal à l’aise. J’étais face à un univers que je comprenais entièrement, où les colosses avaient leur place et permettaient de maintenir un certain équilibre. J’étais qui, moi, pour venir tout défoncer pour mon intérêt personnel ? J’ai tué le dernier en chialant. J’en avais plus rien à faire de la fille morte, j’en avais plus rien à faire de terminer une quête impossible. J’avais perdu mon cheval, j’avais tué les seuls êtres importants du bout du monde et je me sentais plus seule que jamais. Ça m’a quand même permis de faire mon deuil et de comprendre qu’on n’a parfois pas besoin de se battre et qu’il faut juste savoir accepter la perte. Je dis ça, mais je sais que le remaster va me foutre un gros coup de blues.”
Shadow of the Colossus (Team Ico / Bluepoint Games / Sony), sur PS4, 40€ environ
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