Nés ou arrivés en bas âge en Syrie ou en Irak, ces enfants de jihadistes sont susceptibles de regagner l’Occident suite aux défaites de Daech. Comment les autorités françaises préparent-elles cette situation inédite ?
“Je sais très bien que ma fille fera de la prisonsi elle rentre”, souffle Sophie1. Sa gorge se noue. Coupe à la garçonne et coloration coquette, cette femme d’une cinquantaine d’années a la voix qui tremble de douleur quand elle raconte la suite de son histoire.
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Tout remonte à 2012. Léa1, sa fille de 20 ans, décide de poursuivre ses études en Allemagne. Elle y rencontre un homme converti à l’islam avec lequel elle s’installe. Un an plus tard, elle plonge “dans une pratique assez radicale, habillée d’un niqab, voilée de la tête aux pieds”. Lorsque sa mère va la voir, elle ne la reconnaît plus. Et la radicalisation “n’était pas un phénomène expliqué dans les médias à l’époque”. La même année, sa fille tombe enceinte.
Une vie de femme au foyer à Raqqa en Syrie
Le petit-fils de Sophie naît début 2014. “Je ne l’ai vu que deux fois.” La dernière, c’est avant qu’elle ne décide de faire un signalement aux autorités françaises. Sa fille n’écoute plus de musique et son mari refuse qu’elle poursuive ses études et voie d’autres hommes. Cette même année, l’organisation Etat islamique proclame son “califat”. Par les services de renseignement, Sophie apprend que le compagnon de Léa est fiché, connu pour appartenir à la mouvance islamiste radicale.
Malgré la surveillance dont ils font l’objet, ils parviennent à partir en Syrie à la fin de l’année 2014. Pour Sophie, la nouvelle tombe sous la forme d’un message sur WhatsApp. Léa est désormais à Raqqa, “capitale” de l’EI, avec son fils de 8 mois. Bien que dévastée, elle s’efforce de”garder un lien coûte que coûte avec elle”. Sophie continue à lui parler de la France, de sa famille. Et de son petit-fils.
A 4 000 kilomètres de là, Léa lui décrit une vie de femme au foyer : elle élève son enfant, fait à manger et attend sagement le retour de son mari pour sortir. Sophie décide de témoigner dans les médias pour alerter sur ces départs qui se multiplient. Lorsque sa fille l’apprend, “parce qu’ils lisent tout”, elle rompt ce lien.
“Je n’ai plus eu le droit de parler à mon petit-fils”, murmure-t-elle. Peu à peu, Léa revient vers sa mère. Elle est enceinte d’un deuxième enfant qui voit le jour début 2016 sous les bombardements quotidiens. En évoquant son second petit-fils, Sophie baisse la voix. Elle pense à ces “deux petits”.
Vingt-quatre mineurs rentrés en France depuis septembre 2016
La jeune grand-mère n’est pas seule à penser à ses petits-enfants. Selon les chiffres des services de renseignement, ils seraient quatre cent soixante “enfants du jihad”, nés ou arrivés en bas âge en Syrie ou en Irak. Quatre cent soixante enfants français à avoir grandi sur les terres de l’organisation Etat islamique.
Que faire d’eux lorsqu’ils rentreront en France ? Ceux que l’on appelle “les lionceaux du califat” ont grandi dans des zones de guerre. Les plus âgés ont, au mieux, assisté à des exécutions et des combats, au pire, y ont participé. Ils ont parfois suivi un entraînement militaire et idéologique. Sophie refuse de songer à cette éventualité qui la terrifie.
Deux enfants dans le viseur des services de renseignement
En raison des défaites et du délitement progressif de l’EI, l’éventualité grandissante du retour de ces “enfants du jihad” soulève beaucoup de questions et de craintes du côté des autorités. D’autant que la propagande jihadiste vante la forte natalité d’un “califat” mourant. Dans une vidéo postée en mars 2017, on voit un jihadiste français se targuer d’avoir neuf enfants. Le message à destination de la France est à peine voilé : “Préparez-vous à leur retour.”
Aujourd’hui, on dénombre vingt-quatre mineurs rentrés officiellement en France depuis septembre 2016. Les deux tiers auraient moins de 3 ans. Deux enfants seraient particulièrement dans le viseur des services de renseignement qui les soupçonnent d’être revenus secrètement. “Mais, par définition, on ne peut pas vraiment savoir combien sont rentrés clandestinement”, confie-t-on de source ministérielle.
Des “revenants” du jihad systématiquement incarcérés
Le 23 mars 2017, le Premier ministre Bernard Cazeneuve a annoncé un “plan interministériel pour les enfants de jihadistes”. Ce dispositif mise sur un partenariat entre les départements et les ministères concernés (famille, éducation et justice). Au programme : accompagnement médico-psychologique et formation des acteurs confrontés au retour de ces enfants esseulés.
En effet, depuis les attentats de 2015, les pères, “les revenants” d’après le titre du livre de David Thomson, sont systématiquement incarcérés dès qu’ils posent un pied sur le sol français. Restent les mères. Jusqu’à l’été 2015, ces dernières pouvaient espérer n’être soumises qu’à un contrôle judiciaire.
Mais les recrutements massifs de femmes jihadistes par Rachid Kassim et l’attentat raté de Notre-Dame de Paris en septembre 2016 ont poussé les autorités à durcir leur réponse. Les femmes sont désormais quasi automatiquement placées en détention.
Les enfants qui reviennent de façon officielle sont donc placés dès qu’ils sont sortis de l’avion. Les plus jeunes en famille d’accueil, les autres en foyer. Sophie s’est renseignée. “Un avocat m’a expliqué comment se passe un retour, raconte-t-elle d’une voix lasse. D’abord ils sont mis dans un centre de détention en Turquie, puis extradés vers Paris. Ma fille ira en prison. Mes petits-enfants seront mis en maison d’accueil.”
Des enfants majoritairement pris en charge en Seine-Saint-Denis
Les enfants sont confiés à l’antenne de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) située dans la zone géographique de leur lieu d’arrivée. Ce service dépend des départements. Et puisque les “revenants officiels” arrivent à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, c’est l’ASE de Seine-Saint-Denis qui est sollicitée. “Notre département accueille le plus grand nombre d’enfants de retour”, explique Frédéric Molossi, vice-président du conseil départemental, en charge de l’enfance et la famille.
“Il n’y a pas de raison que la Seine-Saint-Denis soit la seule à prendre en charge cette population, nous ne pouvons pas constituer seuls une politique nationale en direction de ces enfants”, se plaint Frédéric Molossi. Surtout que ces “lionceaux” n’ont souvent aucun lien avec le 93. “Il faut qu’ils soient renvoyés dans leur département d’origine, soutient-il. D’autant que nos services ne sont pas préparés à ces situations absolument inédites.”
Durant leur placement à l’ASE, un magistrat diligente une enquête sur l’entourage familial. Objectif : apprécier l’opportunité de confier l’enfant à la famille et mettre en place un suivi de l’enfant dans le département d’origine. S’ils rentrent, les enfants de Léa, pourtant originaires du Nord où vit encore Sophie, risquent donc d’être placés en Seine-Saint-Denis.
La Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) qui dépend du ministère de la Justice est, elle aussi, étroitement associée au processus. De façon expérimentale, les enfants pourront être à la fois placés à l’ASE et suivis par la PJJ.
Des acteurs de terrain très mal préparés
Pour que “les familles et les services qui accompagnent (les enfants) bénéficient de l’expérience de la PJJ dans (le domaine) de la radicalisation”, explique la circulaire. Mais surtout parce que la situation est trop sensible pour ne la laisser qu’aux départements, sans un droit de regard de l’Etat. Contactée sur ce sujet, la direction de la PJJ a refusé tout commentaire.
Les acteurs de terrain, estimant que ce plan n’est pas à la hauteur du phénomène, sont inquiets. “La circulaire fixe un peu la procédure et les délais, mais n’apporte rien du côté pratique, confie une éducatrice de la PJJ qui souhaite conserver l’anonymat.”
“On a eu trois jours de formation, je ne me sens pas prête”, une éducatrice de la PJJ
“On nous met en première ligne parce qu’on est censés être formés aux problématiques de radicalisation. Mais on a eu trois jours de formation et on nous laisse avec quinze références bibliographiques. Ça ne suffit pas pour suivre un gamin qui revient de Syrie, avant de conclure, inquiète, concrètement, je ne me sens pas prête.”
Selon certains spécialistes, la PJJ reste la mieux armée pour faire face à des situations de radicalisation dont elle a déjà une expérience. Mais elle n’a jusqu’alors jamais fait face à un public aussi jeune puisqu’il s’agit en majorité d’enfants qui ont moins de 3 ans. Ces enfants en bas âge qui ont grandi sur des zones de conflit reviennent traumatisés.
Les familles restées en France sont tenues à l’écart
La circulaire interministérielle prévoit aujourd’hui un suivi psychologique par des établissements spécialisés. Avant cela, le département de Seine-Saint-Denis a dû faire face seul à ces cas de névroses de guerre. “Lors des premiers retours, des caractéristiques sont apparues, explique Frédéric Molossi, qui ne tient pas à en dire plus. Nous avons dû mettre en place des dispositifs avec des services hospitaliers.”
Sophie a conscience que ses petits-fils auront besoin d’un suivi clinique. “Le second est en mauvaise santé, il a un retard de croissance, je m’en suis aperçue sur les photos, s’inquiète-t-elle. Et ma fille m’a raconté que depuis le début des bombardements, son aîné qui a 3 ans crie ‘boum, boum, boum’ quand il entend des avions qui passent.”
Un autre aspect effraie Sophie. S’ils venaient à rentrer, ils seraient immédiatement séparés de leur mère. “Ils vivent en symbiose avec elle. Depuis qu’ils sont nés, ils n’ont connu que leur mère. Les arracher à elle, c’est leur faire subir un second traumatisme.”
Plus globalement, les familles restées en France sont tenues à l’écart du processus de retour des enfants du jihad et, pour des raisons de sécurité, ne savent pas où ils sont. “On peut comprendre qu’il y ait des grands-parents complètement désemparés, financièrement comme moralement, explique Sophie. Mais mon mari et moi avons les moyens financiers de prendre en charge nos petits-enfants.”
“Ils ont pu y aller, il faut qu’ils se débrouillent pour rentrer”
Pour autant, cela ne suffira pas. Si les petits-enfants de Sophie rentrent par les canaux officiels, ils ne lui seront confiés qu’au terme d’une enquête de plusieurs mois qui évaluera les risques familiaux. “On m’a fait comprendre que nous ne serions pas associés au processus en amont”, s’indigne Sophie.
Elle s’est renseignée auprès de la DGSI au cas où sa fille voudrait revenir. La réponse des services de renseignement l’a anéantie. “Ils m’ont dit : ‘ils ont pu y aller, il faut qu’ils se débrouillent pour rentrer.” Sa voix tremble. De colère cette fois.
“Expliquez-moi comment on sort un enfant d’une zone de guerre ?” Sophie, grand-mère d’un enfant de jihadistes
La DGSI a fait savoir depuis longtemps que la France ne bougerait pas un cil tant que les candidats au retour n’auront pas atteint la Turquie. Ce n’est qu’une fois là-bas qu’un dispositif de retour pourrait leur être proposé. “Atteindre la Turquie ? Expliquez-moi alors comment on sort un enfant d’une zone de guerre ?”, s’interroge Sophie.
“On est passé d’une dynamique de départ à une problématique de retour, il faut changer de logiciel”, reconnaît Frédéric Molossi. Pour lui, la circulaire va dans le bon sens puisqu’elle va faciliter la répartition des enfants à travers le pays.
Le son de cloche est un peu différent à la PJJ. L’éducatrice qui a accepté de nous parler assure que “personne ne sait ce qu’on est en train de faire, combien d’enfants vont arriver ni quand. Tout le monde s’active et tout le monde flippe”. Et d’ajouter, “Il y a un mot d’ordre dans les services : ‘ça arrive’.” Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si ces enfants vont revenir, mais quand.
Les familles, elles, se sentent plus que jamais abandonnées. “On est exclus, on ne peut rien préparer. Ce sont mes seuls petits-enfants. Mon deuxième petit-fils est né là-bas, ici il n’a pas d’existence juridique. Vous vous rendez-compte ? Et je ne peux rien faire…”
1. Les prénoms ont été modifiés
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