Comment définir les effets de la révolution numérique dans nos vies ? Pour le philosophe Stéphane Vial, ce sont nos modes de perception du réel qui en sont bouleversés.
Si la révolution numérique bouscule les modes de consommation des médias (lire pages précédentes), elle se déploie surtout plus largement dans tous les secteurs de nos vies quotidiennes. La puissance de ses effets nourrit aujourd’hui le champ de plus en plus vaste des digital humanities, notamment en France où des chercheurs toujours plus nombreux explorent ces nouveaux territoires (cf. le livre récent d’Eric Sadin, L’Humanité augmentée – L’Administration électronique du monde). Comme l’indique Pierre Lévy dans la préface de L’Etre et l’Ecran – Comment le numérique change la perception de Stéphane Vial, nous avons besoin, au cœur de ce moment de mutation technique inédit, à la fois d’un « œil critique » et d’un « œil visionnaire », ne serait-ce que pour donner un sens à nos existences numériques et tenter de dépasser le clivage stérile entre technophilie aveugle et technophobie facile. Un clivage qui a traversé une grande part du monde intellectuel des quarante dernières années, de Jacques Ellul, très critique du système technicien, à Gilbert Simondon, penseur séminal de la philosophie des techniques…
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« De quoi la révolution numérique est-elle la révolution ? », se demande Stéphane Vial, spécialisé dans l’approche philosophique des technologies numériques et du design (déjà auteur en 2010 d’un Court traité du design). Pour éclairer en quoi les changements induits par les technologies numériques méritent d’être considérés comme révolutionnaires, Stéphane Vial creuse une hypothèse stimulante : la révolution numérique est autant un « événement philosophique » qu’un « événement technique », dans la mesure où « elle nous fait découvrir que la question de l’être et celle de la technique sont une seule et même question ».
La révolution numérique fonctionne ainsi comme une “révélation” numérique. Bousculant toutes nos perceptions, nous embarquant dans des immersions inédites, elle “ébranle nos habitudes perceptives de la matière et l’idée même que nous nous faisons de la réalité”. C’est en quoi cette révolution numérique est tout sauf virtuelle mais “ontophanique”, transformant la manière dont les êtres et les choses nous apparaissent en tant que phénomènes. Les interfaces en réseau du système technique numérique – ordinateurs, consoles, smartphones, tablettes… – sont les “nouveaux appareils ontophaniques de notre époque, c’est-à-dire les nouveaux dispositifs phénoménotechniques à partir desquels le monde d’aujourd’hui nous apparaît”.
Dans ce système technique contemporain, fondé sur la combinaison de l’ordinateur et du réseau, nous ne sommes présents aux choses et aux êtres “qu’en tant qu’ils nous apparaissent à travers des appareils numériques”. La condition humaine ressemble aujourd’hui à une situation interactive généralisée : l’homme contemporain est un être en interaction, qui manipule en permanence des interfaces numériques, à la maison, au travail, dans les transports, dans la rue…
“Si l’ordinateur est l’étoile centrale du système, internet est la structure en orbites qui fait rayonner cette étoile en tout lieu et en tout point du monde”, écrit Stéphane Vial. Plutôt que de se plaindre des effets de captation de ces interfaces sur l’attention, plutôt que de se joindre aux adeptes de la déconnexion et des journées “sans écran”, l’auteur invite à développer une “nouvelle culture ontophanique” et à “exploiter le meilleur des capacités phénoménotechniques de chaque ontophanie technique”, dont il entrevoit les traces aussi bien dans un iPad qui nous sort de l’asservissement au poste de travail que dans des jouets vidéo des Editions volumiques, qui placent les écrans dans les choses et les choses dans les écrans. La révélation numérique nous apprend, jour après jour, que nous vivons définitivement parmi les objets autant que parmi les sujets et que “nous sommes tous des designers de notre sphère d’existence ».
L’Etre et l’Ecran – Comment le numérique change la perception (PUF), 260 pages, 22 €, en librairie le 4 septembre
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