Depuis octobre, une dizaine de jeunes étudiants et salariés diffuse sur les réseaux sociaux un journal télévisé hebdomadaire. La rédaction du Fil d’actu reprend les codes de la grande messe de l’info pour les subvertir avec un succès certain. Reportage un soir de tournage.
Le compte à rebours est enclenché. Dans une heure, la rédaction du Fil d’actu devra libérer la salle où elle enregistre tous les mardis soirs son journal télévisé. Le cours de yoga n’attend pas. Ce n’est pas le rangement qui prendra le plus de temps : il y a là trois projecteurs achetés sur ebay et une toile de 4 mètres par 3 floquée du logo de l’émission. L’enregistrement des sujets, face caméra, réclame plus d’attention. Tatiana, 28 ans, peut compter son expérience de professeur d’anglais en Seine-Saint-Denis pour se faire entendre de ses camarades.
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« Si Alain Soral parvient à se faire entendre, pourquoi pas nous ? »
Le projet de proposer toutes les semaines un JT de quinze minutes uniquement sur le web est né l’été dernier. Un pilote est tourné. Un noyau dur d’une petite dizaine de participants se constitue. Le premier épisode est publié en octobre. « Le premier objectif est simple: éviter le burn-out avant Noël », se souvient Gwendal, 28 ans, chargé de la communication d’une PME. Le rythme de travail se met en place : tournage le mardi en fin de journée pour permettre à tout le monde de rappliquer après sa journée de travail, montage jusqu’au jeudi soir et mise en ligne. Puis, c’est déjà l’heure d’écrire les textes pour le prochain numéro. Tout est dématérialisé. Leur open-space tient dans un forum de discussion en ligne. Les membres ne se retrouvent que pour enregistrer les séquences présentées la plupart du temps par Tatiana.
L’idée est née d’un simple constat:
« On était déprimé de voir que sur Internet, hors des médias traditionnels, il n’y avait presque que des contenus conspirationnistes. On s’est dit: ‘Si Alain Soral parvient à se faire entendre, pourquoi pas nous ? »
Contre les anti-systèmes, l’équipe du Fil d’actu dégaine le système D. Un ami leur prête une salle dans son studio situé en plein Paris, à deux pas du centre Pompidou. L’équipe cohabite avec des sessions des alcooliques anonymes et des cours de relaxation. Petit à petit, l’émission trouve son rythme de croisière. L’actualité va les rattraper.
Jusqu’ à 300 000 vues pour un épisode
Le 17 février, le gouvernement présente son projet de réforme du code du travail. Des youtubeurs publient en protestation une vidéo et diffusent le hashtag #Onvautmieuxqueça. Parmi eux, Johann, Gwendal, Tatiana et Tommy. Le fil d’actu prend de l’épaisseur. Le 31 mars, le mouvement Nuit Debout s’installe place de la République, à quelques centaines de mètres des studios d’enregistrement du Fil d’actu. Le JT bricolé cumule jusqu’à 300 000 vues pour un épisode (publié en natif sur Facebook).
Les bouts de ficelle sont de moins en moins apparents. « Cela ne sert à rien de fabriquer un énième truc alternatif. Il faut que ce soit accessible au plus grand nombre », résume Tatiana. « On ne peut pas dire que s’informer, c’est facile. Lire un article de 15 000 signes sur Mediapart, ce n’est pas si évident. Il faut du temps », avance Gwendal.
L’équipe lit tout, de l’Humanité au Figaro, « très complet sur les faits relatés ». Yohann, 36 ans, l’un des monteurs, y voit même un moyen de « légitimer » leur JT: « Plus on utilise des sources mainstream, plus les gens s’aperçoivent qu’ils peuvent s’informer par eux-mêmes. »
Entre amateurisme et professionnalisme
Pour ce 29e numéro, la rédaction a prévu de parler de l’accord d’indemnisation chômage obtenu par les intermittents du spectacle. Tatiana lit le texte face caméra. Et tique. « Le discours est trop militant, le vocabulaire excluant. On n’explique même pas ce qu’est le Medef. »
Gwendal revoit sa copie. Chaque mot est savamment pesé. Tatiana toujours, au moment d’aborder le sujet les cortèges du 1er mai: « On n’appelle pas ça ‘répression’ mais plutôt ‘violences’ ». Laélia, 22 ans, est assise par terre à côté de Michaël, 21 ans, et note toutes les observations qui permettront aux monteurs de conserver les bonnes séquences. Ils ont l’oeil à tout. Tommy fait remarquer à Tatiana que la température qui règne dans le studio d’enregistrement improvisé provoque quelques désagréments sous les aisselles de la présentatrice. Deux prises pour chaque séquence et il est déjà temps de replier le matériel.
L’équipe conjugue amateurisme et professionnalisme.
« On reprend les codes du JT parce qu’ils sont identifiés de tous. On veut montrer que dans un cadre fixe, on peut faire les choses différemment. On subvertit le journal télévisé », résume Tommy.
Parmi les sept personnes présentes ce soir-là, il n’y en a pourtant qu’un qui dispose d’une télévision chez lui. Et Gwendal n’est pas tendre avec la petite lucarne: « Ce qui m’a choqué en rallumant la télé après des années d’abstinence, c’est le manque d’espace de débats. » Tatiana reprend à la volée: « Les émissions de Cyril Hanouna me choquent moins que C dans l’air (l’émission quotidienne de débats sur l’actualité proposée par France 5, ndla) et Yves Calvi qui invite toujours les mêmes experts. »
Ces jeunes travailleurs et étudiants ont rangé leur télé. Et déchiré leur carte de parti politique. Tommy et Tatiana militaient au Parti de gauche. La seconde était même membre de la direction. Vincent a participé à la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2012: « Ce qui me plaisait, c’était que le staff nous disait de ne pas attendre les consignes pour agir. » Logique que la bande se soit retrouvée dans le mouvement Nuit debout. Tous s’y sont déjà rendus. La moitié de l’équipe rejoint la place de la République au moins trois fois par semaine. Mais pas question de transformer le Fil d’actu en un objet militant.
« Le sujet dont je suis le plus fier, c’est un de ceux que l’on a fait sur les violences dans les manifestations, raconte Yohann. On voulait montrer que des deux côtés de la matraque, chez les policiers comme chez les manifestants, il y a des factures à payer, de la bouffe à acheter. »
Tommy se marre: « Je pensais qu’on allait se faire défoncer par les gauchos. »
Parmi les 54 000 abonnés de leur page Facebook, peu de commentaires agressifs ou insultants. Une prouesse dans cette foire aux trolls qu’est Internet. Et un encouragement pour cette rédaction amateure à tenir le rythme d’une vidéo par semaine. Bientôt, ils aimeraient lancer une chaîne dont Le Fil d’actu ne serait qu’une émission parmi d’autres. Tremble la vieille télé à papa.
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