Aux États-Unis, plus d’un million d’agents des forces de l’ordre sont répartis dans près de 18 000 polices locales différentes. Paradoxalement, c’est la professionnalisation de ce service qui a compliqué ses rapports avec les citoyens. Rencontre avec Didier Combeau, auteur de “Polices américaines”.
Qu’il est difficile d’être policier au pays des armes à feu. Aux Etats-Unis, les forces de l’ordre se sont imposées comme une référence pour le monde entier, mais à quel prix ? Si les multiples services aux acronymes (FBI, NYPD, SWAT, DEA, etc…) sont devenus des stars de la fiction, la réalité est bien plus complexe.
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Au travers de son livre Polices américaines, Didier Combeau décrypte l’histoire des gardiens de la paix américains d’un point de vue social, des premiers balbutiements avec les agences privées jusqu’aux groupes d’intervention d’élite d’aujourd’hui. Une plongée au cœur de la violence américaine, où les polémiques raciales éclipsent désormais le débat structurel de la surveillance.
Comment expliquer que les polices américaines jouissent d’une telle image dans les films/séries ?
Didier Combeau – Les Américains n’ont pas inventé le genre policier. Au XIXe siècle, les Français se passionnaient déjà pour les mémoires de Vidocq et les romans de Gaboriau. Mais dès l’avènement du cinéma et de la télévision, les polices américaines ont compris le profit qu’elles pouvaient tirer des fictions en termes d’image. Au moment de la vague de criminalité des années 1930, le FBI a ouvert ses dossiers aux producteurs d’Hollywood. Dans les années 1950, c’est le département de police de Los Angeles qui fournissait la matière et contrôlait le tournage de la série télévisée Dragnet, suivie par plusieurs millions de téléspectateurs. Si bien que le genre policier est devenu un genre majeur outre-Atlantique.
Par la suite, les réalisateurs se sont affranchis de la tutelle policière pour produire des œuvres qui peuvent être de véritables critiques sociales, de Dirty Harry à The Wire. De tous temps, les films et séries policières ont été populaires parce que les sujets traités sont profonds, même si l’intrigue relève du divertissement: le bien et le mal, la rectitude morale et la corruption, le vice et la vertu. Cela ne signifie d’ailleurs pas, pour autant, que tous les Américains soient des admirateurs inconditionnels de leurs policiers…
La présence des historiques shérifs, ainsi que de certaines agences privées, a t-elle compliqué le développement des polices ?
Le paysage policier des États-Unis est complexe. Les forces de l’ordre ne sont pas centralisées comme en France. Les shérifs sont élus au suffrage universel dans chaque comté, et leurs services patrouillent surtout dans les zones rurales. La plupart des villes ont leur propre police, avec un chef nommé par le maire, et dans ces zones urbaines les services du shérif se concentrent sur l’exécution des mandats d’arrêts et sur l’administration de la prison locale.
L’État fédéral a également ses propres agences, comme le FBI ou la Drug Enforcement Administration (DEA), qui enquêtent sur la grande criminalité ou les atteintes à la sûreté de l’Etat. A cela, il faut ajouter un grand nombre d’autres acteurs de la sécurité, qui vont des comités de voisins vigilants aux polices privées, en passant par les entreprises de gardiennage. Au quotidien, leurs missions sont complémentaires, mais il peut être difficile de coordonner les interventions des uns et des autres dans les cas d’événements majeurs: émeutes, catastrophes naturelles, etc.
Pourquoi la professionnalisation progressive des services de police a provoqué une fracture avec les populations ?
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les polices des grandes villes comme New York et Chicago étaient très liées aux « patrons » politiques qui monopolisaient le contrôle des municipalités en pratiquant un clientélisme sans vergogne. Les policiers, entièrement dépendants d’eux pour leur place, leur servaient d’agents électoraux, et contrôlaient plus qu’ils ne les combattaient les activités illégales comme le jeu, la prostitution et la vente illégale d’alcool.
La charge était très lucrative, les agents n’hésitant pas à exiger des pots-de-vin. Mais ils étaient aussi très proches des gens de leur quartier. Ils assuraient souvent l’intégration des nouveaux immigrants et venaient en secours aux nécessiteux en organisant des soupes populaires. Pour lutter contre la corruption, les polices ont été graduellement professionnalisées, par un recrutement par concours plutôt que par cooptation, sur la base de diplômes de plus en plus élevés.
Avec le développement de l’automobile, les patrouilles à pied ont été abandonnées. Les radios embarquées et portatives ont remplacé les bornes au coin des rues, auparavant seul lien avec la hiérarchie lors des tournées. Les polices ont ainsi abandonné leur rôle social pour se concentrer sur la lutte contre la criminalité, rendue plus visible par la collecte de statistiques, devenue systématique. C’est l’ensemble de ce mouvement, initié, paradoxalement, par le progressisme du début du XXe siècle, qui a petit à petit éloigné agents et populations.
La militarisation croissante de la police, comme l’illustre l’utilisation abusive des SWAT, est-elle un bon signe pour l’avenir ?
La création d’équipes d’élite, les SWAT Teams, dans la plupart des départements de police, et surtout leur utilisation pour des perquisitions même banales donne une très mauvaise image des forces de l’ordre. Pour beaucoup, cet aspect militaire vient conforter l’opinion qu’ils ont d’avoir affaire à une « armée d’occupation ». D’autant qu’il peut en résulter de spectaculaires bavures. Des adeptes du jeu Call of Duty ont même inventé une nouvelle pratique, le « swatting », qui consiste à déclencher une intervention réelle chez un adversaire par un appel à police secours: il suffit de prétendre qu’une personne armée a été aperçue ou qu’une prise d’otage est en cours. Il est même arrivé que des joueurs soient blessés ou tués dans ces circonstances absurdes.
La possibilité de filmer et photographier les policiers en service a-t-elle modifié la donne ?
Les polices américaines sont fréquemment accusées de brutalité excessive. Il règne depuis toujours dans les départements un esprit de corps qui entretient le silence autour des abus. Les moyens d’enregistrement d’images, aujourd’hui à la portée de chacun, sont venus rompre ce silence. La première affairé révélée par une vidéo, celle du passage à tabac de Rodney King, filmée par un camescope depuis la fenêtre d’un appartement, à Los Angeles, date maintenant de près de 30 ans.
Aujourd’hui, non seulement les téléphones portables transforment chacun de nous en « citoyen-journaliste », mais les policiers sont équipés de « caméras-piétons » et de caméras embarquées dans les voitures – sans compter l’omniprésence des caméras de vidéosurveillance. Les policiers exercent donc leur service en pleine lumière. L’usage et l’analyse des images, cependant, sont plus complexes qu’il n’y paraît, et il faut être prudent pour éviter les condamnations sommaires. D’autre part, une étude menée dans la ville de Washington a montré que le fait de porter une caméra modifiait peu la façon d’agir des policiers. Les images à elles seules ne seront donc peut-être pas suffisantes pour limiter significativement les abus.
Comment les petits délits engendrent-ils de plus grands crimes ? La répression totale est-elle la bonne solution ?
En 1982, deux sociologues, Wilson et Kelling, ont avancé une théorie selon laquelle le fait de tolérer des petits désordres dans un quartier menait inéluctablement vers des troubles plus graves. C’est ce que l’on a appelé, en reprenant le titre de leur article, la « théorie de la vitre cassée »: si l’on ne répare pas un carreau brisé, alors bientôt toutes les vitres du quartier le seront. C’est une théorie séduisante, d’ailleurs basée sur des expériences empiriques. Elle a été traduite en techniques policières regroupées sous le terme vague de « police de la qualité de vie », qui consistaient à verbaliser toute incivilité ou toute infraction, aussi mineure soit-elle.
Cette approche, moralement louable, a été créditée d’un certain succès à New York où les taux de criminalité ont spectaculairement baissé, même s’il est difficile d’isoler une cause unique. Mais elle peut aussi avoir des effets pervers lorsqu’elle est combinée à un système judiciaire très répressif: les personnes condamnées pour une infraction ou un délit mineur peuvent être écartées de l’emploi ou de l’aide sociale, et s’engager dans une spirale qui les conduit à des délits plus graves. Les familles des personnes incarcérées sont disloquées, les enfants livrés à eux-mêmes deviennent à leur tour délinquants, et le quartier s’enfonce alors dans une problématique de laquelle il est de plus en plus difficile de sortir.
Quelles pourraient-être les solutions pour recréer du lien avec les citoyens ?
Traditionnellement, le policier américain en patrouille a une attitude réactive. Il se précipite là où un désordre lui est signalé par le numéro d’urgence, le fameux 911. S’il n’est pas appelé, il parcourt les rues à la recherche des désordres qu’il pourrait lui-même mettre à jour, par exemple en observant l’activité sur les trottoirs ou en contrôlant les automobilistes de façon aléatoire. Ceci ne contribue guère à créer du lien. D’où l’idée du « community policing », que l’on pourrait traduire par « police de proximité » ou « police du quotidien », qui consisterait à impliquer le policier dans la vie du quartier, en lui demandant de participer à des réunions où les citoyens pourraient exprimer leurs attentes et leurs besoins, et de fédérer associations locales, Eglises, écoles, commerces et services municipaux, afin d’anticiper et de prévenir les problèmes.
Mais ce « community policing » peine à se mettre en place, car il implique un changement de posture professionnelle drastique de la part des policiers. Beaucoup craignent de devenir des travailleurs sociaux en uniforme.
Comment expliquer le taux élevé d’homicides par la police aux États-Unis ? La dangerosité d’être policier aux États-Unis est-elle supérieure aux autres pays ?
Chaque année, plus d’un millier de personnes sont tuées par des policiers, ce qui est beaucoup plus élevé que dans les pays comparables. En réalité, il ne s’agit que d’une facette de la violence américaine, qui est d’autant plus mortelle que les armes à feu sont omniprésentes. Qu’on en juge: le taux de décès par arme à feu, rapporté à la population, est environ 5 fois plus élevé aux États-Unis qu’en France. Cette violence concerne surtout certains quartiers et certaines couches de la population: un jeune homme afro-américain court environ 50 fois plus de risque de mourir par balle qu’un Français moyen.
Les policiers évoluent donc dans un environnement dangereux, et sont plus souvent tués ou blessés en service que leurs homologues européens. Cela explique qu’ils fassent si souvent usage de leurs armes. D’autant qu’il ne faut pas perdre de vue qu’ils ne tirent pas seulement pour se protéger, mais aussi pour protéger le public. Cela entraîne de terribles et fréquentes bavures, comme récemment à New York, ou des policiers ont tué un homme parce qu’ils ont pris le tuyau qu’il brandissait pour une arme à feu.
Les agents sont pris dans une injonction contradictoire: protéger le public des très fréquentes fusillades dont quelques-unes seulement, comme celle de Parkland, font la une de l’actualité, et pourtant faire un usage modéré de la force. Il ne faut jamais oublier qu’aux États-Unis, le niveau de violence est démesuré par rapport à ce qu’il en est en Europe.
Une réforme structurelle des polices est-elle la seule solution ? Est-ce vraiment envisageable ?
L’idéal serait de faire diminuer le niveau de violence de la société américaine, ce qui impliquerait un contrôle drastique des armes à feu. Mais on sait depuis plusieurs décennies que c’est un objectif politiquement hors d’atteinte, et la mobilisation récente, après Parkland, n’y changera probablement pas grand-chose, en tous cas dans un avenir proche. La réforme structurelle des polices est donc la piste la plus immédiatement praticable.
Les villes y ont intérêt, car les abus policiers sont aussi mauvais pour les affaires que de mauvaises statistiques de criminalité. Les pistes principales sont la poursuite de l’effort de mixité raciale des départements, une formation des agents qui mette l’accent sur l’apaisement des conflits plutôt que sur la pratique du tir, un infléchissement des techniques vers la mise en place de polices de proximité, un traitement plus sérieux des plaintes contre les services par la mise en place de commissions de contrôle citoyennes.
Les partisans de la réforme insistent aussi sur la nomination de procureurs indépendants pour traiter les cas d’abus, car les procureurs ordinaires sont trop proches de la police dans le quotidien de leur fonction pour être totalement objectifs. Tout cela est plus simple à énoncer qu’à mettre en œuvre, car les départements de police sont des administrations rigides et rétives aux changements. Mais la réforme est inévitable, car une police perçue comme mesurée et impartiale est indispensable à la bonne santé d’une démocratie.
Si les bavures étaient auparavant principalement liées à la drogue et à la corruption, elles semblent maintenant étroitement conjointes à des principes raciaux. Comment expliquer cela ?
Jadis, les polices étaient fréquemment accusées de corruption, avec des agents qui fermaient les yeux sur les trafics de drogue, voire les organisaient, ou bien de pratiquer des méthodes d’interrogatoire musclées, alors qu’aujourd’hui elles sont principalement accusées de racisme. Les techniques policières ont certes évolué, avec la multiplication des contrôles de rue, en application de la « théorie de la vitre brisée », dont les Afro-Américains et les Hispaniques sont plus souvent les cibles que les autres. Mais le point de vue sur l’action policière s’est également modifié. Les minorités se sont organisées pour dénoncer les brutalités dont elles font l’objet. Elles font pour cela un large usage des réseaux sociaux, comme on l’a vu avec #BlackLivesMatter. Au point de pratiquement faire oublier que les Blancs sont aussi beaucoup plus victimes de bavures aux États-Unis que dans les pays comparables ! En d’autres termes, racisme et violence viennent se « surinfecter », mais le racisme peut exister sans violence et la violence sans racisme.
Comment la police est-elle passée de « témoin » à véritable « acteur » lors des manifestations contre le racisme au cours de son histoire ?
Au début du XXe siècle, les émeutes raciales étaient initiées par des Blancs. Ils s’en prenaient aux Noirs qui avaient quitté le Sud rural lors de la Grande Migration pour venir s’établir dans le Nord industriel. Ceux-ci représentaient en effet une menace économique, car ils rentraient en concurrence avec eux sur le marché de l’emploi, et un péril identitaire, non seulement par la couleur de leur peau mais aussi par leur double culture, héritée de l’Afrique et du sud des États-Unis.
Les policiers, alors, brillaient par leur absence, et lorsqu’ils intervenaient, prenaient volontiers le parti des Blancs. Avec la lutte pour les droits civiques, la situation a changé. Les révoltes qui tournent à l’émeute sont le plus souvent la conséquence d’abus policiers. Cela a été le cas à Watts en 1965, à Detroit en 1967, à Ferguson en 2015, pour ne citer que trois des plus connues, sur des centaines.
Pour les manifestants, l’élément déclencheur n’est pas une « bavure » : il ne s’agit pas d’une erreur individuelle d’un agent, mais bien de l’évidence d’un racisme systémique, couvert par un système judiciaire réticent à punir les agents. Lorsque les quartiers s’enflamment, les polices ont le rôle de restaurer l’ordre démocratique, c’est à dire de ramener le calme, tout en garantissant le droit constitutionnel à l’expression. C’est d’autant plus difficile qu’elles sont les institutions mêmes qui sont prises à partie !
La mixité des effectifs est-elle indispensable ?
La mixité de genre et de couleur de peau est encore plus indispensable dans la police que dans d’autres milieux professionnels, car c’est l’image de la force publique qui est en jeu, avec toutes les conséquences politiques et sociales que cela comporte. La mixité est la seule voie pour que la police ne soit pas considérée comme une « armée d’occupation ». Elle a considérablement progressé au cours de dernières décennies, même si le chemin a parcourir est encore long.
Il est cependant un point où les effets de cette évolution ont été décevants. Du fait que les Afro-Américains sont plus souvent victimes de violences policières que le reste de la population, on a pensé qu’un plus grand nombre d’agents noirs suffirait à améliorer les choses. Or, les études ont montré qu’il n’y avait pas d’effet mécanique. La police de Detroit, majoritairement noire, est par exemple elle aussi accusée de pratiquer la discrimination raciale. Tout se passe finalement comme si la fonction prenait le pas sur l’individu. Cela montre qu’interpréter les violences policières comme la conséquence directe du racisme supposé du policier blanc de base est simpliste. Elles sont plutôt le reflet de la violence de la société en général.
Quel rôle peut prochainement jouer Donald Trump, alors qu’un afro-américain (Stephon Clark) vient d’être abattu – de dos – à Sacramento ?
Donald Trump, avant et après son élection, a exprimé une volonté de fermeté dans le maintien de l’ordre et dans la lutte contre la criminalité. C’est une position très symbolique sur le plan de l’affichage idéologique. Mais, si les agences fédérales comme le FBI jouent un rôle important dans le contrôle de la grande criminalité, la police du quotidien et les patrouilles de rue sont assurées par des polices locales, qui dépendent des villes, des comtés, ou même d’institutions comme les universités, qui sont tout à fait indépendantes du gouvernement fédéral.
Dans un cas comme le drame de Sacramento, le gouvernement fédéral ne peut intervenir qu’après coup, si les droits fondamentaux de la victime, garantis par la Constitution, ont été violés. Le président Trump, cependant, ne souhaite guère que la justice enquête sur les bavures policières. Il est plus payant, vis-à-vis de son électorat, de soutenir les policiers. Mais encore une fois, aussi véhément que puisse être le Président dans ses prises de position, la décentralisation des pouvoirs de police invite à relativiser leurs conséquences. Au delà de l’idéologie, les maires, eux, doivent arbitrer entre l’attractivité de leur ville et un soutien inconditionnel à leur police.
Propos recueillis par Guillaume Narduzzi
Polices américaines, de Didier Combeau, Collection La Suite des temps, Gallimard, 256 pages, à paraître le 12 avril 2018.
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