De Ms. Pac-Man à Aloy en passant par Ellie, Bayonetta, GLaDOS ou Chun-li, elles sont toutes là dans “Héroïnes de jeux vidéo” de Bounthavy Suvilay qui, sous ses allures de beau livre encyclopédique, se révèle un ouvrage éminemment contestable mais aussi enrichissant que stimulant.
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Où sont les femmes (du jeu vidéo) ? Partout, de bien des manières et depuis toujours, nous explique l’universitaire et journaliste Bounthavy Suvilay, ancienne rédactrice en chef de feu-la revue IG Mag (à laquelle l’auteur de ces lignes collabora autrefois) et autrice du livre Héroïnes de jeux vidéo, fort explicitement sous-titré Princesses sans détresse. Car le projet de cet ouvrage qui tient à la fois du beau livre à feuilleter et de l’encyclopédie raisonnée est là : mettre en lumière la variété des personnages féminins qui ont fait l’histoire du jeu vidéo, montrer qu’elles ne sont pas forcément celles que l’on croit et, ce faisant, relativiser l’importance de la tendance actuelle à la féminisation des stars du jeu vidéo.
Ce dernier point est, une fois arrivé au terme des 200 pages de cet essai aussi agréable à lire que stimulant, ce qui surprend et ferait même franchement bondir s’il était l’œuvre d’un homme. Car comment ne pas tiquer quand, entre deux attaques contre “les féministes donneuses de leçons”, on y lit que “les héros sont remplacés progressivement par des femmes dans les séries [de jeux vidéo] à succès” alors que, dans les principaux exemples cités comme Dishonored 2 ou les derniers Assassin’s Creed, il est simplement possible de choisir entre un alter ego homme et femme. En la matière, le propos de Bounthavy Suvilay aurait sans doute mérité d’être davantage développé et l’on aimerait beaucoup suivre une discussion entre l’autrice d’Héroïnes de jeux vidéo et une représentante de ce qu’elle appelle sans beaucoup d’égards “l’idéologie féministe”.
En attendant, l’essentiel est sans doute ailleurs. Car son point de vue n’est pas sans fondements et repose même sur quelque chose d’essentiel : la pratique, réelle, des jeux dans lesquels figurent les héroïnes dont il est question et le rapport, personnel, à leurs histoires et, d’une manière encore plus concrète, à leurs actions.
Identification
“Je n’ai pas besoin d’une console pour voir agir une fille lambda en surpoids, sans noblesse ni fortune. J’ai déjà un miroir pour cela”, écrit Bounthavy Suvilay dans son introduction. Beaucoup plus loin, elle s’emporte contre l’idée que les gens rechercheraient des jeux vidéo “dont les personnages leur ressemblent”, estimant qu’il s’agit d’une “manière réductrice de comprendre la notion d’identification utilisée en analyse littéraire, comme si les œuvres de Shakespeare ne pouvaient pas être appréciées par un public non anglais et non masculin ou si le personnage d’Othello ne pouvait être joué que par un comédien d’ascendance africaine”. L’idée, au fond, est que l’un des intérêts du jeu vidéo consiste justement à nous permettre de devenir provisoirement un·e autre et qu’il n’a pas pour fonction d’offrir un miroir au réel. En conséquence, qu’un personnage soit homme ou femme, blanc ou noir, hétéro ou gay n’aurait pas de valeur en soi mais uniquement en fonction de l’expérience que propose le jeu. Sa nécessité serait interne au récit interactif, donc, et le jeu vidéo ne gagnerait rien à imposer des profils de personnages pour des raisons politiques ou sociales qui lui sont étrangères.
Quoi que l’on pense de cet argument, Héroïnes de jeux vidéo mérite qu’on s’y attarde justement parce que son autrice donne le sentiment d’avoir passé pas mal de temps avec ses chères héroïnes. Suffisamment, en tout cas, pour prouver qu’elles sont souvent plus complexes et intéressantes qu’on ne pourrait le croire. Ainsi de la Princesse Peach, par exemple, l’éternelle demoiselle en détresse des jeux Mario. “On peut se demander si elle ne fait pas exprès de se faire kidnapper pour échapper à ses obligations royales, écrit Bounthavy Suvilay, puisque certains mangas la dépeignent comme parfaitement capable de s’échapper seule.” Et de souligner que, d’un jeu à l’autre, Peach passe du rôle de victime à celui d’aventurière, qu’elle pratique de nombreux sports, qu’elle possède des pouvoirs magiques… Bref, qu’elle se révèle loin de la gentille potiche pour laquelle on pourrait la prendre faute de la suivre sur la durée et, tout simplement, de la jouer.
Puissance sexuelle
L’idée qui se dégage de ce livre, c’est qu’une héroïne de jeu vidéo peut être plusieurs choses à la fois ou à différents moments et, en particulier, qu’une “femme sexy peut aussi être une femme forte et indépendante” à l’instar des combattantes de la série Dead or Alive déclinée en simulation de volley-ball / vacances entre copines court vêtues avec le controversé Dead or Alive Xtreme Beach Volleyball. Ou comme Tifa Lockhart qui, dans Final Fantasy VII, “incarne une féminité un peu rebelle qui n’a pas peur d’exhiber sa puissance sexuelle”. A contrario, de Sophitia Alexandra, combattante grecque très décolletée de la série Soul Edge / Soul Calibur, Bounthavy Suvilay écrit qu’elle “est avant tout définie comme l’utilisatrice d’un glaive et d’un bouclier”. D’un côté, le jeu avec les stéréotypes et la machine à fantasmer offerte aux gamers garçons et filles pour en faire et y voir ce qu’ils veulent. De l’autre, la fonction, l’action, et le rappel qu’un personnage est aussi un outil et un véhicule pour traverser le jeu. Avec la place que ces héroïnes occupent dans les récits, y compris au-delà des jeux même pour les séries déclinées en films, bandes dessinées ou autres sur le principe du “média mix japonais”, voilà les trois axes suivis ici. Au-delà de la simple image, donc.
Profils multiples
Parcourir Héroïnes du jeu vidéo, c’est revisiter toute l’histoire du médium et prendre conscience de ce qu’elle a toujours eu de féminin. C’est repenser à Ms. Pac-Man, à Carmen Sandiego, à Chun-li (de Street Fighter), aux sœurs Williams de Tekken (à ne pas confondre avec celles de Wimbledon et Roland-Garros), à Claire Redfield et Jill Valentine (de Resident Evil), à Jade (Beyond Good and Evil) et bien évidemment à Lara Croft (qui est le parfait exemple de l’héroïne à la morphologie pensée pour émoustiller les mâles mais que les jeunes joueuses se sont appropriées), mais aussi à Bayonetta, à Ellie de The Last of Us. Ou aux jeunes Clementine (de The Walking Dead) et Hakura (de Yakuza), qui mûrissent aux fil des jeux de leurs sagas respectives.
C’est aussi prendre conscience de la place des personnages féminins dans la mythologie de Warcraft, de Metal Gear Solid ou de Half-Life, du rôle des intelligences artificielles “féminines” (Metroid, System Shock, Portal), ou encore de cet étrange cliché du jeu occidental : la rousse indomptable, de Rayne (dans BloodRayne) à Aloy (Horizon Zero Dawn) en passant par Jane Shepard (Mass Effect). Sans oublier les productions indépendantes et les walking sims de la dernière décennie : Celeste, What Remains of Edith Finch, A Plague Tale : Innocence, Gone Home, Life is Strange (même si Bounthavy Suvilay ne les porte visiblement pas tous dans son cœur). Le spectre est large, les histoires sont diverses et les profils d’héroïnes multiples. Certains croient encore que le jeu vidéo est une affaire de garçons, de mâles, de guerrier. Ils pourraient difficilement plus se tromper.
Héroïnes du jeu vidéo de Bounthavy Suvilay (Ynnis Editions), 208 p., 29,90€
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Et aussi :
Cozy Grove
Et si, plutôt que le jeu feel-good par excellence, Animal Crossing devenait un titre doux-amer que l’on traverse le cœur un peu gros ? Tel est peut-être le projet des Américains de Spry Fox avec Cozy Grove, qui nous fait débarquer sur une île sombre et peuplée de fantômes. Notre but, alors, sera de faire revenir la lumière et la joie en ces lieux assoupis, ce qui, comme dans la série de Nintendo, impliquera de remplir un certain nombre d’objectifs. Tel fantôme nous demande de retrouver les cache-oreilles porte-bonheur qu’il a perdus, tel autre de lui apporter des poissons ou des matériaux… Au fil du temps, on en apprend davantage sur ce que ces spectres furent jadis tout en aménageant le campement où l’on a installé notre animal de compagnie, fantôme lui aussi. Les sessions sont courtes : en une trentaine de minutes, on fait le tour des tâches à accomplir et le jeu nous signale lui-même que le mieux sera de revenir demain. Cela peut frustrer – on aimerait parfois en faire davantage avant d’arrêter –, mais c’est une manière d’assumer franchement la nature de Cozy Grove, jeu de compagnie respectueux de notre temps et conçu pour se dévoiler petit à petit. Et dont on apprécie pleinement la charmante mélancolie.
Sur Switch, PS4, PS5, Xbox One, Xbox Series X/S et Windows, Spry Fox, de 12 à 14€
Poison Control
Vous êtes un squelette ayant plus ou moins fusionné avec une sémillante succube du nom de Poisonnette en compagnie de laquelle vous allez devoir purifier différentes zones d’un enfer aux couleurs pimpantes sur une musique entraînante, ce qui vous permettra notamment de gagner des autocollants. Bon. Mélange de jeu de tir et de RPG allégé avec une touche de visual novel – car les dialogues, malheureusement non traduits de l’anglais, occupent une place essentielle –, un rien de Persona (pour la visite de psychés perturbées) et des clins-d’œil à Disgaea (oh, mais ne serait-ce pas un Prinny que je vois là ?), le très japonais Poison Control se révèle un modèle d’excentricité vidéoludique, ce que, dans une industrie globalement très codifiée, on est en droit de considérer comme une qualité en soi. Ne dévoilant ses subtilités que progressivement, ce trip se révèle aussi joliment entraînant.
Sur Switch, PS4 et PS5, Nippon Ichi Software, environ 40€
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