Nous sommes en pleine semaine de la mode londonienne. Entre le défilé Burberry et une présentation par les tailleurs de Savile Row – la rue des costumes sur mesure –, s’est faufilé un show aux antipodes du luxe aristocratique british. Joggings, marcels, bombers et caleçons siglés sont portés par des mannequins avec sourcils balafrés, moustaches […]
Nous sommes en pleine semaine de la mode londonienne. Entre le défilé Burberry et une présentation par les tailleurs de Savile Row – la rue des costumes sur mesure –, s’est faufilé un show aux antipodes du luxe aristocratique british. Joggings, marcels, bombers et caleçons siglés sont portés par des mannequins avec sourcils balafrés, moustaches naissantes et cheveux peroxydés. On assiste là à la dernière collection du très branché Nasir Mazhar. Cet Anglais d’origine chypriote a grandi dans le quartier working class de Hackney et invoque des références vestimentaires populaires, voire bad boy. Backstage, le créateur, qui porte lui-même une casquette à l’envers, une gourmette et des écrase-merde de raveur, explique qu’il a voulu créer une version luxueuse des références qui l’entourent depuis son enfance.
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prolos
Mazhar n’est pas le seul à donner ses lettres de noblesse au look loubard. De capitale en capitale, des designers subliment les codes rebelles et mettent à jour le fantasme de la petite frappe – pourtant vieux comme le monde –, revu à la sauce mondialisation, postcrise et antigentrification. Ainsi, notre canaille coquette devient un outil sociologique – déployant une virilité en marge mais d’autant plus désirable. Effectivement, les mâles Mazhar – mais aussi les brigands bodybuildés de l’Anglo-Danoise Astrid Andersen ou encore les cailleras Fred Perry – subliment et détournent une lad culture liée à l’histoire prolétaire britannique.
Aujourd’hui, dans une Angleterre aux classes sociales historiquement immuables, ils reflètent une porosité des plus novatrice. A l’heure où les petites filles “de la pègre” (dixit les médias locaux) deviennent des princesses et où les jeunes aristocrates s’encanaillent et roulent des pelles à des actrices sulfureuses (comme Cara Delevingne avec Michelle Rodriguez), ces marques sont un mariage des contraires : leurs petites frappes en survêt haute couture confrontent virilité working class et sophistication de tailoring, deux symboles nationaux aujourd’hui réconciliés.
balafrés
En France, c’est le collectif Andrea Crews, connu pour sa fascination des subcultures, qui s’empare de la tendance. Son dernier défilé, dans un parking souterrain parisien, était sponsorisé par la marque de voitures bon marché Opel. Le logo de cette dernière apparaît à travers la collection – par ailleurs très sportswear et inspirée par la culture du tuning. “Je voulais remixer le thème de la rave et de la race (la course), deux subcultures particulièrement présentes en province dans les classes populaires. Le but était de désacraliser la capitale, de brouiller les frontières entre Paris et la banlieue ou le reste du pays”, explique sa fondatrice Maroussia Rebecq.
Son casting est le miroir de sa collection “antibobo propret” : loin des beautés racées et léchées classiques et inspirée par le cinéma de Bruno Dumont, elle fait défiler de jeunes garçons aux visages marqués de traces d’acné ou de cicatrices. “Ces jeunes hommes ont l’air d’avoir eu une vie, probablement plus dure que la nôtre, et cela donne une nouvelle épaisseur à une collection, une forme de sex-appeal qui flirte avec le danger. C’est aussi un appel à sortir de carcans bourgeois et de désirs préécrits”, explique Rebecq. Chez le créateur russe Gosha Rubchinskiy, les mannequins de 13 ans s’habillent de tenues qui semblent sorties de grandes surfaces : joggings maladroitement portés taille haute, chaussettes remontées, pulls informes. Mais sur les vêtements, des slogans en cyrillique et en caractères chinois – de façon à rêver de paix et de réconciliation dans une Russie mouvementée.
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rappeurs
“La beauté lisse et cliché est une tendance qui touche à sa fin dans le mannequinat homme”, considère Antoine Duhayot, directeur du booking de l’agence de mannequins masculins en vogue, Rock Men, qui a remarqué un net changement, enclenché il y a une décennie par les castings dit “sauvages” (où des gens normaux sont repérés dans la rue) de Yohji Yamamoto, Hedi Slimane ou Raf Simons. Aujourd’hui, la tendance est plus provoc que jamais. “Actuellement, les marques ne réclament pas des beaux gosses mais des ‘gueules’. Les balafres, les cheveux rasés sur les côtés, les nez cassés ne sont plus des défauts, au contraire : ils participent à raconter une histoire.”
Pour lui, cela est directement lié à l’arrivée de rappeurs aux premières loges des défilés, ainsi qu’à celle de marques plus urbaines mondialement reconnues (notamment l’enseigne new-yorkaise Hood by Air qui reçoit le soutien de LVMH). Ces nouvelles griffes et icônes proposent une grammaire à la fois subversive et raffinée, qui permet “aux jeunes garçons de n’importe quel environnement de s’intéresser à la mode. L’écart est moins grand entre leur quotidien et le luxe, plus facile à fantasmer”, ajoute Duhayot.
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belles gueules
Pour l’élite spectatrice et consommatrice de prêt-à-porter haut de gamme, cette masculinité outrageuse permet de s’encanailler tout en restant chic. Ça ne date pas d’hier – et ça n’appartient pas qu’à la mode. Dans les années 50 déjà, les loubards faisaient rêver le cinéma, à commencer par Marlon Brando ou James Dean. Dans leurs rôles d’outcasts incompris ou de motards sensibles, ces belles gueules en jean et perfecto (l’équivalent du survêtbaskets d’aujourd’hui) promettaient une vision du monde plus libre, plus iconoclaste.
“Dans James Dean, la jeunesse se retrouve en beauté rebelle, écrivait François Truffaut dans le magazine Arts en 1956. Le goût éternel de l’adolescence pour l’épreuve, ivresse, orgueil et regret de se sentir ‘en dehors’ de la société, refus et désir de s’y intégrer et finalement acceptation ou refus du monde tel qu’il est.” Plus tard, les punks de Jean Paul Gaultier et les néomods d’Hedi Slimane pour Dior Homme viendront rejouer et transfigurer cette même échappatoire symbolique. Aujourd’hui encore, si, selon Truffaut, James Dean était un “non-acteur professionnel”, nos nonmannequins à plein temps remplissent une fonction similaire : une performance de genre exacerbée, en marge de la société mais synonyme de libertés nouvelles.
beaufs
Alors que la culture twee (ambiance doucereuse, vintage, bourgeoise, proche de l’esthétique de Wes Anderson) bat son plein, des icônes masculines nouvelles voient le jour. On pense au succès de Romeo Beckham, bourreau des coeurs adolescents et égérie Burberry ; au très redneck Justin Bieber couvert de tatouages pour Calvin Klein ; à Mike Skinner, aka The Streets, pour Dr. Martens. Des figures populaires, à la virilité quasi caricaturale mais curieusement sensible, passionnées de mode, au look calculé au millimètre.
Pour Pascal Monfort, sociologue de la mode, qui a ouvert un bar de foot éphémère pendant la Coupe du monde et vient de monter une ligue pour joueurs non professionnels parisiens, cela exprime “un retour à une masculinité classique, presque cliché, qui se permet tout ce qui aurait été considéré comme beauf il y a quelques années”. Il ajoute : “Le mâle urbain veut sortir de l’ultraraffinement consumériste métrosexuel et n’est plus complexé par le fait de vouloir boire des bières ou rouler des mécaniques.” Nos petites frappes témoigneraient d’une compréhension de la complexité de la masculinité et seraient le reflet d’hommes “qui ont compris qu’on peut s’intéresser à la mode mais aussi au foot. Qu’on peut aller à un défilé puis sortir dans un bar sportif. L’homme de demain soutiendra le PSG et Damir Doma, boira des pintes de piconbière un jour, des coupes de champagne le lendemain.” Wes Anderson n’a qu’à bien se tenir.