A travers plus de cent vingt photos, le livre « Marins tatoués » nous présente l’histoire de cette pratique aujourd’hui populaire. L’un de ses auteurs, Jérôme Pierrat, rédacteur en chef de « Tatouage magazine » revient sur les origines de cet art ancestral et sur le rôle prépondérant des marins dans sa popularisation.
Votre livre « Marins tatoués » court sur la période 1890-1940 mais l’histoire du tatouage demeure bien plus ancienne ?
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Jérôme Pierrat – Pour schématiser, le tatouage disparaît une première fois du monde occidental au cours du Moyen Age. Dès le VIe siècle, l’Eglise catholique décide de l’interdire, affirmant qu’on ne devait pas altérer la création divine. Puis il va être réintroduit au moment des grandes découvertes maritimes au XVIIIe siècle, dans les mers du Sud et en particulier dans le triangle polynésien.
Petit à petit, les marins participant aux expéditions de Bougainville ou de Cook découvrent cette pratique traditionnelle des populations polynésiennes. Ils vont se faire tatouer eux-mêmes et revenir sur les terres occidentales pour exhiber ces décorations corporelles. L’ennui des marins est à prendre en compte car à l’époque, les traversées sur les bateaux à voile sont interminables. A bord, ils ont donc pas mal de temps libre, ce qui explique le succès du tatouage.
Ils se faisaient tatouer sur le bateau du retour ?
Exactement. Le système était assez simple, ils utilisaient la technique de la « triplette », au moyen d’aiguilles à coudre. Ils faisaient brûler du bois pour créer du noir de fumée qu’ils délayaient avec de l’eau. Ils prenaient trois pointes simultanément, qu’ils trempaient ensuite dans l’encre de fumée pour commence à tatouer. Le problème c’est que l’hygiène à bord des bateaux était très mauvaise et que des infections pouvaient survenir. Très vite, la marine va s’inquiéter et c’est pour cette raison que les premières études qui concernent le tatouage sont l’œuvre des médecins de marine, dans la première moitié du XIXe siècle.
Quels sont les premiers motifs que le marins se tatouent ?
Ils mettent dès le départ en avant cette iconographie qu’on qualifie de « old school » aujourd’hui. Il faut préciser que ce sont avant tout les Anglo-Saxons qui adoptent cette tradition. Les marins se tatouent des souvenirs des lieux où ils se sont rendus, des ports visités – de Yokohama à Shangaï –, avec une symbolique qui leur est propre : la traînée de l’écume, la mélancolie du pays. Il faut bien voir qu’à l’époque, les tatouages ne sont pas aussi personnalisés qu’aujourd’hui. Vous choisissez un thème au mur et donc vous avez le choix entre une roue, trois-mâts ou une sirène… Des symboles qui évoquent la mer.
Y a-t-il a un lien entre ces tatouages de marins et ceux des “taulards”, des prisonniers ?
Le tatouage des prisonniers était plus répandu dans les pays latins. Ce sont deux branches bien distinctes. Il y a toutefois plusieurs liens communs : le temps et l’ennui. Chez les taulards, il manifeste une revendication sourde, mettre des mots où l’on ne peut s’exprimer.
Si ce sont deux écoles distinctes, elles participent de la même philosophie. On retrouve des tatouages chez les soldats, les légionnaires. A chaque fois, il y a cette image de l’aventure, du voyage, qu’on va immortaliser de la sorte au XXe siècle, dans les années 1930.
Comment explique-t-on la popularité des tatouages de marins, encore aujourd’hui ?
Au-delà du phénomène de mode, le côté un peu « affranchi » et « bad boy » il y a une raison technique car ce sont les vraies recettes du tatouages qui se perpétuent. Des lignes très franches, assez épaisses, de la couleur flashy, des dessins très simples et visibles de loin et qui vont tenir dans le temps.
Ces dernières années le monde du tatouage s’était perdu dans des détails, des portraits. Un réalisme qui finalement s’apparente certes à de la peinture et à des prouesses techniques. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on doit le tatouage moderne aux marins. Sans eux, on aurait peut-être attendu 100 ans de plus pour voir fleurir les studios de tatouages.
Qui ouvre le premier studio de tatouage en France ?
Il s’agit de Bruno, dans le quartier Pigalle à Paris. Mais il avait d’abord tenté de s’installer au Havre, pour les marins. Mais il se rend compte qu’il a fait une erreur car il n’y a pas de marine militaire dans ce port !
Est-ce qu’il y a un symbole que les marins refusaient de se tatouer ?
Dans un vieil article, un vieux marin qui avait pratiqué la pêche à la morue aux alentours de Terre-Neuve, depuis Saint-Malo nous avais confié qu’à l’image du mot qu’on ne doit jamais prononcer sur un bateau, un marin ne devait jamais se tatouer de lapin sur le corps. En revanche, les marins se sont fait tatouer beaucoup d’autres animaux associés à la marine, notamment les hirondelles, le premier oiseau qu’on aperçoit lorsqu’on se rapproche de la côte.
(Toutes les photographies proviennent des collections particulières des auteurs. ©Tous droits réservés)
Jérôme Pierrat et Eric Guillon, Marins Tatoués – Portraits de marins 1890 – 1940, Edition La manufacture de livres, 2018
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