Comment les enfants appréhendent-ils l’ordre social, et comment se situent-ils par rapport au clivage politique gauche/droite ? Une enquête sociologique éclairante, « L’Enfance de l’ordre », des chercheurs au CNRS Wilfried Lignier et Julie Pagis, répond à ces questions.
“L’enfance n’est pas l’expérience libre d’un monde à part, mais l’appropriation réglée du monde existant”. Ainsi débute l’ouvrage de Wilfried Lignier et Julie Pagis : L’enfance de l’ordre, comment les enfants perçoivent le monde social (éd. Seuil). Durant deux années, de la rentrée 2010 à la fin de l’année scolaire 2012, ces deux chargés de recherche au CNRS ont mené une enquête sociologique inédite sur la psychologie enfantine, dans deux écoles élémentaires d’un même quartier, différenciées par le milieu social. Leur thèse centrale ? Il existerait un phénomène de “recyclage symbolique des injonctions éducatives, notamment domestiques et scolaires, que les enfants transposent lorsqu’il leur faut se repérer dans des domaines peu familiers”. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Face à des sujets relativement complexes, les enfants transposent les schémas qu’ils connaissent de la maison et de l’école. C’est le cas pour la politique. “On ne saurait en effet considérer les enfants comme des êtres passifs, subissant des processus sociaux de différenciation sans jamais faire eux-mêmes de différences, sans jamais chercher eux-même à se différencier”, estiment ainsi les auteurs.
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Comment les enfants se font leur opinion politique
Ils se sont donc posé des questions inhabituelles sur les enfants : que pensent-ils des personnalités et des clivages politiques ? Un premier constat est clair : malgré quelques rares exceptions, les élèves expriment de nombreuses réserves sur ce sujet. Sur 338 répondants, seuls 19 enfants répondront “oui” à la question “souhaites-tu être président?”. Mais pourquoi ce désamour ? Pour les enfants, la politique implique un caractère de représentation qu’ils ne sont pas prêts à assumer, ainsi qu’un caractère conflictuel jugé dangereux. Autre motif : la peur de ne pas être aimés. “Y’a des gens qui sont contre toi en plus”, estime par exemple Alizée.
L’environnement familial et scolaire de enfants les conduit cependant à se forger leur structure politique, même embryonnaire. Du côté du foyer, l’exposition médiatique joue un rôle primordial. Avec plus de 80% d’enfants déclarant que “leurs parents regardent les informations à la télévision” et la moitié qu’ils “écoutent les informations à la radio”, la télévision s’impose comme le premier vecteur d’information et de connaissances relatives à la sphère politique. Mais à chaque catégorie de famille ses médias. Les familles au fort capital culturel regarderont davantage Le Petit Journal, Le Grand Journal, Canal Plus, Le Monde, Libération, France Inter… Du côté des familles populaires, ce sont BFM, le JT de TF1 ou les journaux gratuits qui priment, avec peu de radio (uniquement dédiée à la musique si elle est utilisée). Troisième cas de figure : les chaînes étrangères telles que Canal Algérie, Al Jazeera…
Plus les enfants sont âgés, moins ils déclarent aimer la droite
Du côté de l’école, les auteurs font l’hypothèse que la visibilité des préférences des enseignants peut avoir une influence sur les enfants. Avec un fort ancrage à gauche dans les écoles concernées, la plupart des adultes qui entourent les enfants sont davantage situés de ce côté de l’échiquier politique. On peut légitimement s’attendre à des conséquences sur les orientations politiques enfantines. Et en effet, seuls 15% affirment aimer Sarkozy, contre 43% pour Hollande. 43% des enfants disent aimer la gauche de manière générale, et 29% la droite (avec 28% sans préférence).
Mais les résultats ne sont pas homogènes selon les âges. Plus les enfants sont âgés, moins ils déclarent aimer la droite. A 7 ans, 46% préfèrent la droite, contre 15% à 10 ans. Mais pourquoi ? La solution est simple : un énorme malentendu s’opère lors des questions (“pourrais tu écrire ce que c’est pour toi la gauche” puis “pourrais tu écrire ce que c’est pour toi la droite ?“) : il est question de la latéralité. Presque tous parlent de leurs mains (j’écris avec, je n’écris pas avec…). Or, il y a largement plus de droitiers que de gauchers.
“La gauche c’est les gentils la droite c’est les méchants”
Les enfants utilisent à plusieurs reprises les termes “gauche” ou “droite” de la bonne manière, mais sans pouvoir développer. Ce qui compte pour eux, c’est l’attachement affectif relié aux termes : ils ne veulent pas commettre d’impairs et créer de la distance sociale avec leurs proches. “On sait d’abord ce que l’on est politiquement, avant de savoir (éventuellement) ce que cela veut dire et ce que cela implique”, écrivent les auteurs.
Si la première étape est d’avoir un bon ou mauvais sentiment à l’égard de noms propres, les enfants ne savent pas réellement à ce que cela renvoie. Au niveau purement phonétique par exemple, Morgane s’amuse à prononcer le nom “Poutou” pour faire rire ses camarades. Et les blagues concernant aussi l’apparence : Daffa, élève de CE1, raconte à propos d’Eva Joly : “Ma maman m’a fait une blague politique, et m’a dit que ses lunettes c’était des jouets”.
Tous les jugements recyclés de l’espace domestique sont bons : maintien du corps, stigmatisation de la laideur, la corpulence ou tout autre aspect physique jugé malheureux. Et il en va de même pour les injonctions scolaires : travailler régulièrement, bien se tenir, ne pas crier ou parler trop fort… Tout cela permet aux enfants “d’épaissir la structure politiquement ordonnée dont ils héritent au sein de leur famille”. Et cela n’est pas anodin, en renforçant l’illégitimité des positions politiques minoritaires.
“Nous sommes convaincus à l’issue de cette recherche que les liens les plus habituels et les plus profonds entre primes socialisations et perceptions sociales des enfants se font sur un mode bien plus indirect et davantage implicite : non pas en répétant, mais en recyclant, c’est-à-dire en s’appropriant les symboles imposés dans la perspective de la formation de comportements, pour en faire des moyens d’élaboration d’un point de vue sur la société”, concluent les auteurs. Un recyclage qui s’impose finalement comme l’expression d’une certaine créativité enfantine. Une créativité qui demeure néanmoins fortement contrainte.
L’Enfance de l’ordre, Comment les enfants perçoivent le monde social, de Wilfried Lignier et Julie Pagis, éd. Seuil, 320 p., 23€
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