Compte twitter, vidéos rap et croisades 2.0, les Shebabs, djihadistes Somaliens, ont tout misé sur le web pour faire régner la terreur.
Les yeux sont grands ouverts, tournés vers le ciel. Le regard est fixe et ne dit déjà plus rien. La peau du visage de ce jeune homme à la chevelure rase et brune, elle, a commencé à sécher. Sa teinte vire déjà furieusement et prend des allures blanchâtres qui ne laissent guère de place au doute. Les ecchymoses qui parsèment son front, la base de son nez, sa pommette gauche et sa lèvre supérieure n’en ressortent que d’autant plus. Encore engoncé dans une chemise noire raidie par le sang qui a coulé dessus, son cadavre est exhibé sur une grande toile de tente orange. À hauteur de ses genoux et de son bas-ventre, ceux qui l’ont abattu ont minutieusement disposé ce qu’ils présentent comme les fusils de guerre avec lesquels ce commando français de la DGSE était venu les combattre. Ultime symbole de l’affrontement idéologique dont témoigne cette mise en scène macabre, le crucifix en argent à la base du cou du macchabée a été placé bien évidence sur sa poitrine. Glaçantes, ces photographies sont accessibles à n’importe qui. Elles ont été mises en ligne le lundi 14 janvier 2013 sur le compte Twitter d’Al-Shabbaab, un groupe islamiste somalien issu de la fraction la plus dure de l’Union des tribunaux islamiques. La mission de ce soldat français tombé au combat visait à délivrer Denis Allex, un collègue kidnappé en 2009 alors qu’il se faisait passer pour un journaliste et retenu en otage depuis. Il va sans dire que la tentative s’est soldée par un échec pour la France. En terme de communication par contre, aussi infâme le procédé soit-il, les terroristes ont frappé très fort.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Attentats suicides en pagaille
Depuis 2007, année de création de leur organisation, djihadistes shebabs n’ont cessé de faire régner la terreur dans une Somalie déjà en proie à un chaos indicible ; l’un des états les plus instables de la planète en fait. Dès l’année suivante, ces fous de Dieu n’ont cessé de gagner du terrain à force de campagnes militaires sanglantes et d’attentats suicides contre les forces gouvernementales et les bases de militaires de l’Union Africaine. Lorsqu’ils prennent Kismayo, la troisième ville du pays en 2008, ils désarment d’abord les milices locales puis ne tardent pas à instaurer un version très zélée de la charia. Début 2009, leur progression a été tellement fulgurante qu’ils contrôlent la majeure partie du sud du pays. Les années suivantes sont marquées par des batailles qui n’en finissent pas contre les forces du gouvernement central. Certaines se soldent par des victoires mais les moudjahidines n’échappent pas aux défaites non plus. Qu’importe, leur stratégie militaire ne repose pas uniquement sur les batailles rangées. Les coups d’éclat se multiplient. Un attentat à Kampala en Ouganda, le soir de la finale de la Coupe du Monde 2010, fait soixante-quatorze morts. En octobre 2011, les Shebabs enlèvent Marie Dedieu, une Française handicapée âgée de 66 ans, à son domicile, sur l’île kenyane de Manda. Faute de soin, elle décède quelques jours plus tard. Toujours en octobre 2011, un attentat suicide au camion piégé fait plus de soixante-dix morts dans un complexe ministériel de Mogadiscio, la capitale somalienne. Mais à ce moment, la violence déployée par Al-Shabbaab n’est déjà plus impunie. Excédées, les forces gouvernementales somaliennes, largement appuyées par la Mission de l’Union africaine en Somalie et l’armée kenyane infligent nombre de revers aux islamistes. Ils se voient alors contraints d’abandonner Mogadiscio en août 2011 et les principales villes qu’ils contrôlent l’année suivante.
Allégeance par voie numérique
De cette chronologie entachée de milliers de cadavres se détache pourtant un événement majeur qui nous ramène directement aux photos du cadavre diffusées en ligne cette semaine par les Shebabs. Le 22 septembre 2009, ces insurgés célèbrent la fin du ramadan en marquant un coup médiatique et idéologique fort. Par la voix de leur chef, le cheikh Mukhtar Abu Zubaïr, les Shebabs prêtent allégeance à Oussama Ben Laden, le jihadiste le plus recherché du monde. Au delà de l’acte lui-même, la méthode distille les fondements d’une stratégie de communication qu’ils n’ont cessé d’user depuis : s’en remettre à la viralité du Web. Une vidéo de quarante-huit minutes est partagée sur tout ce que la nébuleuse numérique fondamentalistes compte de forums. Parades de pick-ups surarmés, colonnes de combattants surexcités, images insoutenables de cadavres supposés de soldats des Forces de l’Union Africaine, le film, sous-titré en arabe et en anglais, reprend tous les codes traditionnels du petit précis de la bonne vidéo djihadiste. Et histoire de toucher une population où à peine un habitant sur cent a accès à Internet, les Shebab inondent les rues de Mogadiscio de CD-ROM.
En décembre 2011, ils peaufinent encore leur stratégie digitale en ouvrant un compte Twitter qui n’a cessé de lui servir de canal de communication depuis. Dans un anglais châtié, le compte informe régulièrement ses 20 000 followers des avancées des batailles en cours, liste avec une minutie froide les dégâts infligés aux troupes ennemies et affuble les victimes du petit sobriquet d’apostats. Et non contents du résultat, les Shebabs ont su parfaire leur plan d’attaque digital en se trouvant un ambassadeur parfait de la cause en la personne de Abu Mansour al-Amriki. Originaire d’une suburb de Mobile, un petit bled paumé de l’Alabama, al-Amriki en sa qualité d’Américain n’a pas tardé à devenir une pièce centrale du dispositif médiatique des moudjahidines somaliens. Omar Hammami, de son vrai nom, s’est fait remarquer dans la communauté des forumers djihadistes en signant un mémoire sur son cheminement pour devenir un combattant d’Allah. Mais aux États-Unis, al-Amriki – l’Américain en arabe – s’est aussi fait un nom en produisant une série de vidéos de rap djihadistes à la qualité douteuse, avec des titres – à l’instar de « Envoie-moi un missile » ou « Fais le jihad avec moi » – qui le sont tout autant. Dans ses textes, l’Américain s’est souvent porté candidat au martyr. Et à vrai dire, il a aussi été régulièrement donné pour mort. Mais jusque là, il a toujours fait mentir les rumeurs, généralement en marquant son retour avec un petit rap des familles. Avec sa petite gueule d’occidental, son turban et sa barbe noire et fournie, le garçon a longtemps constitué une arme de propagande non négligeable en vue de convertir d’autres profils similaires au sien.
Recrutement par Internet
À vrai dire, le recours au web pour le recrutement de nouveaux soldats est devenu une constante dans les milieux autorisés. En juin 2012, une initiative de la branche d’Al Qaida dans la Péninsule Arabique avait particulièrement marqué les esprits. Reprenant les codes d’une offre d’embauche classique, des annonces avaient essaimé sur moult forums islamistes, invitant les volontaires à prendre contact par email. En guise de lettre de motivation, les candidats étaient invités à détailler leur propre expérience de militant islamiste et à proposer des cibles. En retour, les « frères » recrutés se voyaient formuler la promesse d’être formés aux techniques de combat et transformés en loup solitaire, soit ces djihadistes opérant seuls et conditionnés pour donner leur vie au service de la cause.
Typiquement, les diatribes rappées d’Omar Hammami ont eu en partie pour fonction d’attirer des candidats prêts à offrir leur vie eux aussi. Mais sans qu’on ne sache exactement pourquoi, l’idylle entre l’enfant de l’Alabama et le groupe somalien a sérieusement pris du plomb dans l’aile à partir de mars 2012 quand al-Amriki a posté une vidéo dans laquelle il confiait se sentir en danger. D’après lui, des divergences sur la manière d’appliquer la charia ou de procéder pour frapper l’ennemi lui vaudraient les foudres des Shebabs. Dans un premier temps, ces derniers n’ont pas jugé utile de répondre aux allégations de celui qui les médias américains ont tendrement surnommée « le rappeur d’Al Quaida ». Mais sept mois plus tard, en octobre, il remettait le couvert, appelant cette fois les « leaders du jihad » à intervenir afin d’apaiser les problèmes entre combattants somaliens et étrangers, une référence à peine voilée à son cas. Et là encore, c’est finalement par l’entremise de leur compte Twitter, en décembre dernier, que les porte-paroles du groupe Al-Shabbaab ont répondu au récalcitrant, lui annonçant tout bonnement qu’il était viré d’un groupe las de « son irritabilité puérile ». D’après la version officielle, les moudjahidines auraient essayé, avant ça, de le raisonner en privé, l’invitant à reconnaître ses fautes et concéder s’être mal comporté. En vain.
#Croisades
Les Shebabs – et de manière élargie les groupes terroristes – ont parfaitement su appréhender le virage numérique. Dans un premier temps, l’ouverture d’un compte Twitter en 2011 pouvait répondre à un besoin impétueux d’opposer un contrepoids au major Emmanuel Chirchir, porte-parole de l’armée kényane, qui ne manquait jamais de se féliciter auprès de ses milliers de followers des victoires de la coalition sur les Shebabs. Mais comme n’importe quel utilisateur de Twitter qui prend conscience un jour que sa parole numérisée peut porter, les Shebabs n’ont pas tardé à effectuer le même calcul. Dès lors, leur stratégie visant à toucher le monde entier en sortant des traditionnels canaux jihadistes s’est patiemment enracinée, jusqu’ à finir par faire mouche, en témoignent si besoin est les centaines de retweets des photos de la dépouille du commando français. Quant aux commentaires ironiques qui légendaient les photos – « François Hollande, est-ce que ça valait vraiment le coup ? » ou « Le retour des Croisades, mais la croix n’a pas pu le protéger de l’épée » – ils ne font là encore que reproduire un phénomène inhérent au tweetgame, à savoir sortir la phrase qui claque en moins de cent quarante caractères. Et si l’on ajoute à cela qu’Al-Shabbaab dispose d’un journal numérique fort en propagande dont la mission essentielle repose sur un travail de sape forcené du morale des troupes kényanes, alors on serait tenté d’écrire que l’approche de l’Internet du groupe terroriste somalien est non seulement complète mais aussi extrêmement bien pensée.
Et en dépit du tour un peu désastreux qu’a pris la relation du groupe avec son disciple américain – même un bon terroriste peut être soumis aux aléas d’un bad buzz – il n’empêche que le groupe a su gérer cette crise comme n’importe quelle entreprise classique le ferait. Et surtout, surtout, le travail d’al-Amriki a probablement déjà porté ses fruits. Le magazine américain Foreign Policy révélait en 2012 que les Shebabs ont réussi le tour de force ses dernières années d’enrôler quarante membres américains, une réalité qui fait baver toutes les autres franchises d’Al Qaïda. Et d’ailleurs, Al Shaabbab est tout simplement la seule organisation jihadiste qui ait réussi « l’exploit » de convaincre des Américains de sacrifier leur vie et commettre des attentats suicides. Et là encore, la propagande en ligne n’y est sans doute pas pour rien.
Loïc H. Rechi
{"type":"Banniere-Basse"}