En cette période hivernale, Lesbos connaît encore une activité intense. Depuis juin, Mytilène la capitale, a totalement changé de visage dû aux nombreux passages de réfugiés. Face à a cet afflux inédit, les commerçants analysent, tirent profit ou pâtissent de ce nouveau « tourisme » qui n’a plus rien avoir avec celui plus « traditionnel » des années précédentes.
Malgré la période hivernale, Lesbos est en pleine activité. Bénévoles, ONG et surtout réfugiés continuent de s’y rendre en nombre. Ces derniers, arrivés en 2015 par centaine de milliers depuis la Turquie voisine, doivent s’enregistrer sur l’île grecque afin de continuer leur périple vers l’Europe du nord. Un passage dont ont su tirer profit les commerçants et les habitants.
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Le long du port bétonné de Mytilène, chef-lieu de Lesbos, les commerçants captent des bribes de conversations en anglais, espagnol, suédois, arabe… Avec la douceur des températures et le soleil à son zénith, on prendrait ces interlocuteurs pour des touristes. C’est en fait pour la plupart des bénévoles et des humanitaires venus prêter main forte. En 2015, avec près de 850 000 arrivées en Grèce, Lesbos est devenue la principale porte d’entrée des migrants et réfugiés en quête d’Europe. Rien qu’en janvier, plus de 33 000 Syriens, Irakiens, Afghans, Iraniens… fuyant la guerre et la misère ont foulé le sol de l’île égéenne de 90 000 habitants.
Multiplication des agences de voyage pour les réfugiés
D’ordinaire, en cette période hivernale Mytilène sommeille. Aujourd’hui, Marianna ne reconnaît pas cette ville qui l’a vue grandir. « Fin septembre on est habitué à ce que l’île se vide. C’est la période estivale la plus longue que j’ai connue », se réjouit la femme aux boucles brunes. Face aux hôtels qui affichent complets depuis trois mois, cette employée municipale de 47 ans s’est lancée dans la location d’appartement via le site Airbnb. « J’ai mis en ligne le bien d’une amie et je prends une commission dessus. C’est 29 euros la nuit. Les demandes n’arrêtent pas. D’octobre à fin janvier, elle a gagné plus de 2 000 euros. » Le compte chapeauté par Marianna affiche des réservations jusqu’en juillet. Le bon plan se répand. « A Mytilène, on comptait peu d’Airbnb mais depuis octobre, on est une vingtaine à le faire ». Sur sa lancée, Marianne, bavarde, prend plaisir à égrener d’autres changements survenus au cours de l’été. « Toutes les devantures des agences de voyage sont traduites en arabe”. Rien que dans la rue où elle travaille, à deux minutes du port, Marianna a constaté l’ouverture de trois nouvelles agences.
Dans ses bureaux neufs, Vasilis*, grosse barbe et yeux foncés, ne chôme pas. C’est un homme pressé. Malgré la basse saison, de nombreux clients défilent dans son agence Vavoulis Tour. Ouverte fin octobre, sa société propose des billets de bateaux pour Athènes à 45,50 euros et des tickets de bus direction Skopje, à 50 euros pour les adultes, 25 euros pour les enfants. Ses clients, majoritairement des Syriens, des Afghans et des Irakiens, veulent se rendre au plus vite à la frontière gréco-macédonienne avant de poursuivre la “route des Balkans”, vers l’Europe de l’ouest. « On s’occupe aussi des touristes mais pour le moment ce n’est pas notre clientèle et notre commerce fonctionne bien. » Comme un circuit de voyage, des hommes de l’agence Vavoulis Tour attendent les arrivants au port du Pirée, à Athènes, puis les dirigent vers les bus. « Plus de 750 kilomètres de route, 8 h de trajet jusqu’en Macédoine. Malgré les problèmes aux frontières, je n’ai eu aucun retour négatif », se targue le responsable qui refuse de communiquer son chiffre d’affaire. Kostas Albanos travaille depuis des années à l’agence Fun tour. Assis derrière son bureau, l‘homme chétif fume une cigarette. Lui aussi constate la multiplication des concurrents, l’intensification des demandes. « Plus de dix agences ont ouvertes depuis la fin de l’été. Du jamais vu. Habituellement, à cette période de l’année, on parle de 150 départs de Grecs vers Athènes ou Kabala. Là, ce sont plus de 2 000 tickets vendus par jour. »
Les commerces se sont multipliés et diversifiés
D’un œil attentif, Evaguelos Asvestas observe son personnel s’activer en salle. Il y a deux mois, ce natif de l’île a changé son enseigne. En novembre, son vieux café traditionnel « Philosophie » a laissé place à un restaurant flambant neuf baptisé « Damas ». Le vaste espace en front de mer propose un large choix de nourriture arabe « certifié halal », précise le tenancier de 59 ans au crâne rasé. « J’ai quatorze salariés dont deux cuisiniers syriens venus d’Athènes.« En plus de généreuses collations, les clients peuvent fumer le narguilé ou boire du thé à la menthe en terrasse. « L’idée est d’offrir un espace de confort aux réfugiés de passage. Qu’ils se sentent accueillis chaleureusement.« Pour expliquer sa démarche, l’homme imposant pointe une large fresque en noir et blanc peinte sur l’un des murs de l’établissement. Elle date de 1926 mais représente Mytilène lors de la Grande catastrophe de 1922. « Comme des millions de Grecs habitant en Turquie, mes grands-parents se sont fait chasser et ont rejoint Lesbos par la mer. Eux aussi étaient des étrangers en manque de repères. Aujourd’hui, l’histoire de ces gens qui arrivent par milliers me touche, j’ai envie de faire quelque chose pour eux, insiste Evaguelos Asvestas « Dans le même temps, c’est bien pour nous, certains trouvent des emplois sur l’île et dépensent leur salaire ici”.
En septembre, Chrisoula, petite femme brune en sweat-shirt gris décontracté a elle trouvé du travail à Mytilène. Son patron déjà propriétaire d’un mini market dans les hauteurs de la ville, décide d’en ouvrir un second sur le port et l’engage. A l’entrée, l’écriteau est chargé d’inscriptions en arabe. « On indique ce que l’on peut trouver chez nous », précise Chrisoula debout derrière la caisse. D’un côté, l’épicerie propose du pain pita, des conserves de poisson et de viande halal, des gâteaux, des chips et des cigarettes. De l’autre, sont disposés des gants, des bonnets, des tantes et des sacs de couchage. « On est habitué aux touristes allemands, anglais et turcs qui venaient visiter nos églises et nos nombreux monastères. Aujourd’hui, il faut faire selon notre nouvelle clientèle. On s’est plié aux demandes des réfugiés. J’ai même appris quelques mots d’arabe pour leur expliquer nos produits. Halib veut dire lait, lance dans un éclat de rires Chrisoula. Pour le moment, on ne se plaint pas. Mais si les arrivées devaient s’arrêter, on reviendra à la vente de produits grecs », assure la jeune femme.
Quelques mètres plus loin, le traditionnel magasin de souvenirs a changé de visage. Les produits de qualité Made in Mytilène qui attiraient les touristes (vin, miel et fromage locaux, savon naturel, artisanat en bois…) ont été relayés au second plan. En devanture trônent désormais des conserves, des couches pour bébés, des jus, de la viande de grison ou de l’alcool importé.
Des habitants inquiets et sous le choc
Théodoris, lui est inquiet. L’homme longiligne aux cheveux blancs gère depuis trois ans la boutique Natura, située à quelques mètres des embarcations de ferries. Comme les autres, il est marqué par la crise économique qui frappe le pays ces dernières années. Théodoris n’a pas voulu prendre trop de risques : « Je continue à vendre ce que j’ai toujours vendu à savoir des produits de plongée et de marche. Tout au plus, j’ai gonflé mes stocks de pulls et de chaussures de sport car c’est ce qui part le mieux avec les réfugiés mais je ne vais pas changer toute ma marchandise. » Le Grec est préoccupé par un autre phénomène. Il se demande si les touristes vont revenir sur l’île qui vit principalement de cette activité, de la pêche et de la vente d’huile d‘olive. « Cette année n’a pas été très bonne et il est impossible de savoir ce qu’il nous attend l’année prochaine », s’impatiente Théodoris le nez rivé sur le site d’informations Lesbos News.
A Skala Sikaminéas au nord de l’île on n’a peu d’espoir. Les arrivées de réfugiés ne devraient pas faiblir. Les plages du village séparées de onze kilomètres des côtes turques ont vu débarquer depuis juin un flot incessant de barques surchargées. En janvier, ils étaient 1 200 réfugiés à y faire escale chaque jour. Ce village de 80 âmes est devenu le point de rencontre de journalistes, photographes, bénévoles et humanitaires du monde entier. Comme à Mytilène, les hôtels affichent complets – parfois à des prix mirobolants pour la saison – et les terrasses ensoleillées sont prises d’assaut. Mais à Skala Sikaminéas , l’impact positif sur l’économie locale est relayé au second plan par les habitants traumatisés.
Assise dans la courette de son hôtel au cœur du village, Maria, mère de deux enfants est bouleversée. « Nous traversons une période très dure. Sans les bénévoles, on n’aurait pas tenu longtemps. On ne savait plus où donner de la tête pour aider les réfugiés et nettoyer nos plages de ces montagnes de gilets de sauvetage et de bateaux gonflables. Psychologiquement, c’est éprouvant. » Dans cette crise sans précédent en Europe, des villageois se sont aussi improvisés sauveteurs. Une pétition pour que les habitants des îles grecques soient en lice pour le Prix Nobel de la paix a circulé. Plus de 660 000 votes ont été récoltés.
* Le prénom a été modifié
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