[La culture contre Trump 3/4] Face à la polarisation croissante de la société américaine et à la présidence désastreuse de Donald Trump sur le plan des libertés et de l’égalité, les artistes s’engagent de manière concrète, à travers leurs œuvres et les institutions, pour recréer du lien et sauver la démocratie.
Ce ne sont que deux mots, cryptiques, et néanmoins la seule chose qu’on retiendra de la cérémonie des Oscars, le 4 mars 2018 : “Inclusion rider.” A l’issue d’un discours pour lequel l’épithète “vibrant” semble avoir été inventée, Frances McDormand, meilleure actrice pour 3 Billboards – Les panneaux de la vengeance, demande à toutes les femmes nominées de se lever lorsqu’elle prononce ces sibyllines paroles que personne, sur le coup, ne comprend.
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“Inclusion rider” (“avenant d’équité”), allait-on apprendre le lendemain dans la presse, est une clause d’inclusivité que certaines stars glissent dans leurs contrats afin d’obliger les producteurs à embaucher des technicien·nes (ou d’autres acteur·trices) issu·es de minorités. Prenant à témoin toute la profession devant les caméras, Frances McDormand allait donner corps à une idée qui commençait alors tout juste à circuler à Hollywood, et qu’on pourrait ranger sous une plus large bannière : Time’s Up.
Le tournant Time’s Up
Né en janvier, dans la foulée de l’affaire Weinstein et du MeToo d’octobre de l’année précédente, Time’s Up (“il est temps”) entend non seulement en finir avec le harcèlement sexuel, mais aussi promouvoir l’inclusivité sur les plateaux de cinéma. Très vite, il devient le symbole et même le bras armé de cette lutte sur laquelle Frances McDormand vient de braquer les projecteurs. Au-delà d’Harvey Weinstein (grand donateur démocrate par ailleurs), c’est le Président, et tout ce qu’il incarne, contre lequel se dresse le mouvement.
Time Magazine ne s’y trompe pas, qui fait des “Silence Breakers”, celles qui ont brisé le silence pour parler haut et fort des femmes victimes d’abus sexuels, sa “personnalité de l’année 2017” dans un calendrier renvoyant sans cesse à Trump, du jour de son arrivée au pouvoir aux Women’s March (“marche des femmes”), évoquant ses déclarations telle “grab them by the pussy” (“il faut les choper par la chatte”) dénoncés par Tarana Burke, l’initiatrice de MeToo.
Autant que la cause qu’il défend, le modus operandi de Time’s Up marque un tournant. Aux atermoiements des célébrités (les menaces, restées lettre morte, de quitter le pays) et au Trump bashing stérile des débuts succède ce mouvement collectif, comparable au mouvement de défense des droits civiques dans les années 1960 ; un mouvement pragmatique et efficace, avec ses deux cents avocats proposant par exemple, sur son site web, un soutien juridique à toute femme voulant porter plainte pour harcèlement sexuel.
Time’s Up va commencer à changer la donne, également, en termes d’inclusion. Selon le Center for the Study of Women in Television and Film, les femmes franchissent, en 2018-2019, “la barre historique des 30 %” aux postes principaux de l’industrie (productrice, actrice, réalisatrice, etc.). 5 % de plus qu’avant MeToo, même si on est encore loin, très loin, de la parité.
Retrouvez tous les épisodes de notre série « La Culture contre Trump » :
>> Episode 1 : Quel rapport Donald Trump a-t-il à la culture ?
>> Episode 2 : Comment la “Trump culture” a envahi l’Amérique
>> Episode 4 : 17 œuvres emblématiques des années Trump
Signe de son succès, le mouvement se retrouve mis en scène par Hollywood lui-même, notamment dans The Morning Show (2019), série événement d’Apple+ qui s’ouvre sur le licenciement pour agressions sexuelles du présentateur vedette de l’émission la plus populaire du pays.
Remplacé par un tandem de femmes, Jennifer Aniston et Reese Witherspoon, les deux actrices faisant d’ailleurs partie, dans la vraie vie, des principaux·ales mécènes de Time’s Up. De la fiction hollywoodienne à la réalité, des militantes reprennent au même moment, dans des manifestations aux quatre coins du globe, les costumes de The Handmaid’s Tale, série dystopique tirée du livre de Margaret Atwood et succès planétaire immédiat.
Des minorités ethniques visibles
Au-delà du genre, l’inclusion s’applique bien sûr aux minorités ethniques. Et se diffuse dans tous les secteurs de la culture, à commencer par le cinéma. Dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, né sous Obama à la suite des assassinats de Trayvon Martin, Eric Garner et Michael Brown en 2012 et 2014 et ravivé par le racisme patent de l’Amérique de Trump, mais aussi du hashtag OscarSoWhite, lancé en 2015 pour protester contre le manque de représentativité des statuettes dorées, des œuvres sur, par et avec des Afro-Américains rencontrent un succès inédit.
Moonlight (2017), qui met en scène une idylle gay entre deux Afro-Américains, ravit l’Oscar du meilleur film au favori La La Land ; Get Out dépeint avec autant d’humour que d’effroi la perversité raciste de bourgeois blancs apparemment irréprochables qui déclarent avec candeur “J’aurais voté trois fois pour Obama si j’avais pu” ; Black Panther devient un carton planétaire en 2018 et décroche les premiers Oscars de l’histoire (costumes, décor et musique) pour un film de superhéros. Au-delà des Afro-Américain·es, l’Académie regarde désormais au-delà de ses frontières : vers le Mexique (Roma d’Alfonso Cuarón, La Forme de l’eau de Guillermo del Toro) et vers l’Asie (le grand chelem historique cette année de Parasite de Bong Joon-ho, que Trump ne manqua pas de moquer dans un discours xénophobe) surtout.
Une nouvelle règle imposée à partir de 2024 (mais recommandée dès 2022) pourrait donner un coup d’accélérateur à la diversification d’Hollywood : ne seront éligibles à l’Oscar du meilleur film que les longs métrages remplissant au moins deux conditions d’inclusivité sur quatre possibles (par rapport à la thématique, au cast, aux technicien·nes, au marketing du film).
Dans l’art contemporain, les lignes commencent aussi à bouger. L’une des œuvres les plus médiatisées de l’année 2018 est le portrait officiel du précédent président américain par l’un des peintres les plus cotés du moment, Kehinde Wiley. Le Californien est devenu célèbre avec ses tableaux qui glorifient la culture noire en reprenant les canons de la peinture historique, notamment les grandes fresques de David à la gloire de Napoléon et de ses généraux.
Comme un pied-de-nez à son successeur, Barack Obama vient, en personne, découvrir son portrait avec le public au Smithsonian National Portrait Gallery de Washington. On le découvre, sur la toile, comme auréolé de sagesse, entouré de papillons et de plantes.
Apparaît aussi la notion de “woke”, qui désigne un principe éthique : être conscient·e, si on n’est pas issu·e d’une minorité, des discriminations subies par celles-ci
Si les expressions de “racisme systémique” et de “justice raciale” nourrissent déjà le discours politico-médiatique, s’y ajoutent désormais, dans la culture, les mots “inclusion” et “empowerment” (traduit en français par “capacitation”) réactualisés par ces nouvelles luttes. Apparaît aussi la notion de “woke”, qui désigne un principe éthique : être conscient·e, si on n’est pas issu·e d’une minorité, des discriminations subies par celles-ci. Et tâcher, à son niveau, de les corriger.
Les grandes institutions commencent à s’interroger sur la sous-représentation des artistes de couleur dans leurs équipes, leur programmation, leur collection. Des rétrospectives inédites d’artistes afro-américain·es sont programmées dans les plus grands musées du pays, tandis que les directeur·trices hostiles à ces changements voient leurs candidatures torpillées par des pétitions collectives de critiques et curateur·trices.
Cancel culture et censure
Au même moment, des voix commencent à s’élever pour s’inquiéter d’un phénomène qui, s’il n’est pas nouveau, prend une ampleur inédite : la “cancel culture”, ou “culture de l’annulation”, qui aboutit parfois au licenciement de personnes ayant exprimé un avis déplaisant à une masse critique. “Elle a, d’une certaine façon, toujours existé, c’est la vieille rengaine du bouc-émissaire, explique Thomas Chatterton Williams, essayiste américain vivant à Paris, auteur d’Une soudaine liberté – Identités noires et cultures urbaines (Grasset, 2019), mais ce qui est nouveau, ce sont les moyens technologiques dont elle se dote désormais grâce aux réseaux sociaux, et à Twitter en particulier.”
A l’origine d’une tribune (“A Letter on Justice and Open Debate”) parue dans Harper’s Bazaar en juillet 2020, signée par cent cinquante journalistes, écrivain·es et intellectuel·les internationaux·ales, de droite comme de gauche (Salman Rushdie, Margaret Atwood, J.K. Rowling, Gloria Steinem, Cornel West…), Williams et ses cosignataires s’alarment de voir surgir un illibéralisme, une tendance à la censure et, encore pire selon eux·elles, à l’autocensure, qui limite le champ de la pensée et contribue à l’appauvrir, sous couvert de revendications légitimes des minorités.
Dernier exemple en date : l’annulation, à la dernière minute, d’une grande rétrospective Philip Guston qui devait voyager de la Tate Modern de Londres à la National Gallery de Washington en passant par Boston et Houston. En cause : les représentations, sur de nombreuses toiles du peintre américain, de personnages coiffés de cagoules du Ku Klux Klan, que l’artiste entendait justement dénoncer ainsi, lui qui est connu pour son engagement infaillible et de la première heure au côté de la lutte pour les droits civiques.
“Nous repoussons l’exposition, déclaraient les quatre musées, le temps nécessaire pour que le message de justice sociale et raciale, qui est au centre du travail de cet artiste, puisse être plus clairement interprété.” Soit, estiment-ils, “pas avant 2024”. “Même si les tentatives de cancel échouent parfois, elles créent une pression constante, qui aboutissent à une moindre prise de risque et, en fin de compte, à une culture homogène”, se désole Thomas Chatterton Williams.
>> Lire aussi : Gloria Steinem : “Nous avons un leader qui n’a pas été élu par le peuple”
Le post-Empire américain
Bret Easton Ellis abonde dans son sens. Son livre White (Laffont, 2019) décrit le mandat de Trump comme l’avènement de ce qu’il appelle le “post-Empire” américain. Une nouvelle époque dominée par le numérique, le diktat de l’amabilité (likability) et de l’appréciabilité (relatability). “Pour être accepté, regrette-t-il, nous devons suivre un code moral engageant, selon lequel tout doit être ‘liké’. Quiconque défend des opinions négatives ou impopulaires, qui ne sont pas inclusives – en d’autres termes, un simple ‘dislike’ – est exclu de la conversation et impitoyablement humilié.”
Comme le rappelle Thomas Chatterton Williams : “Il ne faut pas oublier que Donald Trump est ‘l’annuleur’ en chef”
Lui-même a été “canceled” au début de sa carrière, lorsqu’il publiait American Psycho en pleine Culture Wars (terme inventé en 1991 par James Davison Hunter dans son livre Culture Wars: The Struggle to Define America pour décrire la polarisation des Etats-Unis – ndlr) des années 1990 et que son éditeur le lâchait, sous la pression de divers groupes d’opinion (dont Gloria Steinem, qui signe aujourd’hui la tribune de Harper’s Bazaar). Ce qui ne l’a pas empêché de publier le livre et d’en faire le succès que l’on sait.
La cancel culture, cependant, n’est pas seulement l’apanage d’une partie de la gauche, comme le rappelle Thomas Chatterton Williams : “Il ne faut pas oublier que Donald Trump est ‘l’annuleur’ en chef. Par exemple lorsqu’il incendie Colin Kaepernick (le footballeur qui posa le genou à terre pendant l’hymne, en 2016 – ndlr). La récente campagne CancelNetflix contre le film Mignonnes (film de Maïmouna Doucouré dénoncé par certain·es républicain·es pour son “hypersexualisation des enfants” – ndlr) lancée par des partisans du Président est un autre exemple qui rappelle que l’extrême droite, elle aussi, n’hésite pas à utiliser ce moyen de pression.” L’écrivain poursuit sa réflexion en regrettant que Trump, parce qu’il est “une bête noire, un abcès de fixation, ait ouvert les portes aux pires tendances des individus”.
Une campagne non élitiste
Ces derniers mois, avec l’échéance des élections, la mobilisation des artistes s’est faite à la fois plus intense et différente de ce à quoi elle avait ressemblé ces quatre dernières années. La campagne de 2016 avait classiquement mobilisé le showbiz tout entier derrière la candidate Hillary Clinton dans une orgie de tribunes, de vidéos, de concerts et de dîners de soutien, donnant l’impression d’une caste côtière, élitiste et coalescente, liguée contre le “cœur du pays” (Heartland America) – qui avait de fait voté contre elle, actant un décrochage culturel toujours plus profond d’une partie des Américain·es.
Un article de The Onion (Le Gorafi américain) avait ainsi ironisé en titrant : “Le parti démocrate compte reconquérir les classes populaires grâce à une nouvelle web-série inspirée d’Hamilton (une populaire comédie musicale américaine sur la vie du Père fondateur des Etats-Unis – ndlr) avec Lena Dunham.” L’éditorialiste du New York Times Ross Douthat prédisait quant à lui (deux mois avant l’élection de 2016) qu’à vouloir dominer le champ culturel sans partage et avec arrogance (lorsque Hillary Clinton, par exemple, traitait les électeur·trices de Trump de “gens déplorables”), les libéraux avaient provoqué un sentiment de rejet, une allergie, et qu’ils risquaient, comme dans les années 1980, de se voir marginalisés politiquement.
Si l’habituelle cohorte des artistes engagé·es se mobilise, c’est moins en faveur du candidat démocrate qu’en faveur de la démocratie, qu’il faut sauver de l’apathie
En réponse, la campagne de 2020 se veut infiniment plus sobre, et pas seulement à cause du Covid, qui empêche les rassemblements. Les stratèges démocrates semblent avoir compris la leçon et n’ont convié qu’une poignée d’artistes, très centristes et consensuel·les, à afficher leur soutien à Joe Biden : Dwayne Johnson ou Taylor Swift (qui s’étaient tu·es en 2016) sont ainsi censé·es séduire les électeur·trices indépendant·es, mais l’habituelle cohorte des artistes engagé·es s’est faite cette fois plus discrète. Et si celle-ci se mobilise, c’est moins en faveur du candidat démocrate qu’en faveur de la démocratie, qu’il faut sauver de l’apathie… et, dans le même geste, du fascisme.
Car, il ne faut pas s’y tromper : ce “VOTE” impératif qu’on voit fleurir partout – sur les réseaux sociaux par des posts sponsorisés, sur les murs des villes (grâce à des artistes comme Richard Serra, Ed Ruscha, Carrie Mae Weems ou Shepard Fairey qui ont dessiné des panneaux publicitaires) ou dans des manifestations virtuelles (comme celles organisées par le collectif Writers Against Trump, regroupant 1800 écrivain·es sous l’impulsion de Paul Auster et Siri Hustvedt) – s’adresse d’abord à la jeunesse et aux minorités ethniques, populations traditionnellement plus sujettes à l’abstention, mais aussi plus progressistes. Faire bouger ces électeur·trices, qui étaient souvent resté·es chez eux·elles en 2016, c’est en réalité faire gagner Biden. Avec l’idée que la Démocratie, avec un grand D, est plus sexy qu’un vieil homme blanc de 77 ans.
La démocratie avant tout
Un exemple parmi tant d’autres, Tyler, the Creator encourage ainsi ses 8 millions de followers sur Twitter : “Je sais que je suis la dernière personne que vous devriez écouter, mais je répète ce que tout le monde dit : s’il vous plaît, si vous êtes jeunes et que nous n’avez pas mal à votre putain de dos, allez déposer un putain de bulletin dans l’urne.” Malin. Quant à Stevie Wonder, qui n’avait pas écrit de chansons depuis quinze ans, il a dévoilé la semaine dernière deux nouveaux titres, Can’t Put It in the Hands of Fate et Where Is Our Love Song, appelant à la solidarité dans une Amérique que l’artiste décrit comme fissurée par la désunion et la haine.
— T (@tylerthecreator) September 28, 2020
Ces actions ont-elles la moindre efficacité ? A l’heure où ces lignes sont écrites, il est difficile de l’affirmer avec certitude, malgré des sondages au beau fixe. Mais il semblerait que les inscriptions sur les listes électorales et la participation des votes par courrier soient extrêmement élevées, laissant espérer la grande mobilisation populaire qui, seule, pourra venir à bout de Donald Trump.
“Le niveau d’engagement que je constate sur le terrain est énorme et n’a rien à voir avec ce qu’il était il y a quatre ans, analyse Dana Fisher, sociologue spécialisée dans l’étude des mouvements sociaux, autrice d’American Resistance en 2019, généralement critique des élites démocrates. C’est surtout grâce à toutes les associations de terrain qui ont fleuri après l’élection de 2016, et à Black Lives Matter qui a galvanisé les troupes.”
Reste à espérer qu’il ne s’agisse pas d’une nouvelle illusion et que la population américaine ait reçu suffisamment d’anticorps pour atteindre l’immunité collective au trumpisme. En parlant de virus, lorsqu’on demande à Robert Lynch, directeur de la fondation Americans for the Arts, quel sera selon lui l’héritage de Trump dans le monde des arts et de la culture, il pointe “sa gestion absolument calamiteuse de la pandémie, que tous ont en tête et dont les organisations à but non lucratif du secteur font déjà les frais, avec un quart d’entre elles liquidées ou au bord du dépôt de bilan”. Pendant ce temps-là, à l’autre bout du spectre, les GAFAN n’ont jamais été aussi puissants, ces quelques multinationales s’étant enrichies pendant que les petites et moyennes structures coulaient, faute d’aides spécifiques. Un monde de la culture, au final, à l’image exacte du quarante-cinquième président des Etats-Unis.
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