Le 19 août, Evelyn Hernandez était acquittée au Salvador. Violée à plusieurs reprises, elle risquait quarante ans de prison pour “homicide aggravé par négligence” sur son bébé, né mort-né en 2016. Afin de prendre de la perspective sur les droits des femmes au Salvador, pays à la législation anti-IVG des plus strictes et où la perte d’un nourrisson est qualifiée d’ »homicide », nous avons interrogé la sociologue Jules Falquet, maîtresse de conférences à l’Université Paris Diderot et autrice de “Pax neoliberalia : perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence” (éd iXe).
L’acquittement d’Evelyn Hernandez représente-t-il une victoire pour les droits des femmes au Salvador ?
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Jules Falquet – C’est bien sûr une victoire pour les droits des femmes, même si c’est une victoire qui part d’une situation de répression extrêmement forte. Heureusement, donc, qu’elle a été acquittée, car de fait elle n’a commis aucun crime, aucun délit. Elle a tout simplement vécu une interruption spontanée de sa grossesse ; grossesse que, par ailleurs, elle n’avait pas spécialement choisie et encore moins désirée.
Selon Amnesty international, le Salvador est “l’un des pays les plus dangereux au monde pour les femmes en raison du niveau élevé de violences liées au genre”, les “femmes pauvres étant touchées de façon disproportionnée”. Comment cela s’explique-t-il ?
Cette idée de pays les plus dangereux pour les femmes et de violences contre les femmes, il faut en interroger les indicateurs : est-ce lié au nombre d’assassinats, ou est-ce un ensemble de conditions, y compris de santé et de répression par l’Etat – car, concernant les assassinats, si l’Etat n’est pas directement impliqué, ce sont vraiment les politiques gouvernementales qui peuvent créer de la dangerosité pour les femmes ? Ou bien, est-ce que cela inclut le manque d’accès à l’éducation, aux ressources, la possibilité de se déplacer, l’accès à l’emploi et à des emplois corrects, etc. ?
Ceci étant, comment le Salvador est-il devenu un pays très dur pour les femmes, mais aussi, par ailleurs, pour les hommes ? C’est le plus petit pays d’Amérique centrale, qui a très peu de ressources, et qui a par le passé mené un processus révolutionnaire armé très long et très dynamique, avec une forte participation des femmes – dans la lutte révolutionnaire armée qui s’est déroulée entre 1981 et 1992, un tiers des guérilleros étaient des guérilleras.
Les femmes avaient beaucoup participé et fondé de nombreux espoirs sur cette lutte. Il y a par ailleurs eu une première candidature féminine à l’élection présidentielle en 1930, alors même que les femmes ne pouvaient pas voter (Prudencia Ayala, femme indienne autodidacte fondatrice d’un journal, Rédemption féminine), ainsi que des manifestations très combatives de femmes issues de secteurs populaires sur des marchés, dans les années 1920, au Salvador.
Ce n’est donc pas du tout un pays qui est arrivé à une telle situation par “retard”, entre guillemets : c’est au contraire un pays où il y a eu des luttes de femmes et des luttes populaires très importantes, et où celles-ci ont été très fermement combattues. Et ce, aussi bien par des gouvernements socio-démocrates et d’extrême droite, grâce à un appui très fort des Etats-Unis – qui ne souhaitaient pas un nouveau Nicaragua – contre le processus révolutionnaire.
Par conséquent, si ce processus révolutionnaire – qui visait notamment à une plus grande égalité entre les femmes et les hommes – n’a pas eu lieu, c’est à cause des Etats-Unis, et ce de manière très forte. Il est donc assez ironique de voir les Etats-Unis se présenter comme le champion des droits des femmes, etc., alors que dans nombre de pays – et le Salvador en est un exemple très frappant – ils se sont opposés et s’opposent à tous les processus d’organisation et de lutte où les femmes sont impliquées et qui visent à une plus grande égalité des sexes, de classe, et éventuellement un engagement antiraciste ou anticolonial.
L’actuelle violence contre les femmes au Salvador comme ailleurs, est liée aussi au développement d’une certaine logique économique – néolibérale – à l’échelle mondiale, portée notamment par les Etats-Unis, la France, etc., qui conduit à ces niveaux de violence. Par exemple, la revendication centrale de la population salvadorienne était d’avoir un accès plus juste à la terre – une réforme agraire -, qui leur aurait permis de pouvoir vivre sans devoir émigrer massivement aux Etats-Unis par exemple, avec maintenant toutes les difficultés que l’on sait – liées aux politiques migratoires ultra-répressives des Etats-Unis.
Et les femmes pauvres sont en effet affectées de façon disproportionnée, même si ces femmes ne sont pas pauvres, mais plutôt appauvries par une politique économique à l’échelle nationale, mais aussi dictée par des considérations internationales. Elles sont appauvries par un manque d’opportunités créé par les Etats-Unis eux-mêmes. Lesquels, à l’heure actuelle, ne permettent pas que la population appauvrie par leurs politiques viennent sur leur territoire chercher du travail.
Et si les Salvadorien.nes se déplacent malgré tout, les Etats-Unis leur nient l’accès à des papiers et les condamnent à des emplois précaires et sous-payés qui ne leur permettent pas d’envoyer beaucoup d’argent au pays, et défavorisent un possible développement au Salvador grâce à l’argent des « remises ». Donc cette situation d’affectation des femmes, de violences etc., est éminemment liée à des choses qui se passent aux Etats-Unis mêmes.
Selon l’ONG, il y a eu 429 féminicides dans le pays en 2017. Au total, 16 femmes sont actuellement en prison pour des avortements. Cette législation anti-avortement orchestrée par l’État salvadorien alimente-t-elle d’une certaine manière une culture du féminicide, lequel est un crime d’ailleurs reconnu légalement dans le pays ?
Il faut peut-être reprendre la question d’une façon un peu différente. Il y a eu un processus de lutte populaire dans les années 1970, puis de lutte révolutionnaire armée dans les années 1980. Il y a eu un cessez-le-feu et un processus, entre guillemets, de démocratisation à partir de 1992, puis des élections générales en 1994. Celles-ci ont été remportées par la fraude par l’extrême-droite. A partir de là, la situation économique et politique du pays a continué à se détériorer, sans compter tout le processus de mise en oeuvre à l’échelle internationale de la mondialisation néolibérale.
Dans ce cadre-là, différents gouvernements d’extrême-droite, mais aussi, au fur et à mesure, une partie des partis de gauche – et notamment de l’ancien parti révolutionnaire du FMLN (Front Farabundo Marti de libération nationale) – a commencé à passer des accords à l’assemblée avec la droite et l’extrême droite catholique. Ceux-ci visaient à interdire l’avortement, l’IVG n’ayant pas toujours été autant réprimée dans le pays.
Je pense que le développement d’une législation anti-avortement au Salvador est ainsi très liée à une transformation dans les alliances entre une partie de la gauche et la droite catholique, mais aussi avec les évangélistes, qui sont devenus extrêmement forts. Il y a donc eu cette évolution, avec dans toute l’Amérique centrale (notamment au Nicaragua voisin) un front contre l’IVG qui a amené au vote de cette loi anti-avortement au Salvador.
Parallèlement à cela, il y a eu après la guerre une impunité de toutes les personnes qui avaient commis des crimes pendant cette période, particulièrement la police et l’armée. Cette culture de l’impunité, le fait que personne n’ait été puni, que les armes n’aient pas été récupérées, que les escadrons de la mort n’aient pas été démantelés, et que le pays se soit enfoncé dans une crise économique – les élections ayant été remportées par l’extrême droite, des politiques néolibérales ont été appliquées – a créé une situation très détériorée.
De surcroît, les Etats-Unis, au fil des années, n’ont cessé de renvoyer par milliers des Salvadorien.nes émigré.e.s et emprisonné.e.s sur leur territoire. Imaginez des jeunes tout juste sortis de prison qui arrivent au Salvador : certes ils sont d’origine salvadorienne, mais potentiellement ne parlent qu’à peine espagnol, ne connaissent pas le pays et n’ont pas de ressources. En revanche, il y a beaucoup d’armes qui circulent dans le pays, ainsi qu’une culture de l’impunité : vous imaginez le résultat totalement catastrophique que cela peut produire.
Sans compter le fait que la politique étatsunienne de s’attaquer aux cartels de la drogue en Colombie dans les années 90 n’a fait que déplacer le trafic, l’Amérique centrale devenant ainsi une région de transit pour la drogue. Dans ce cadre-là, il n’y a pas d’alternative politique et économique, et il y a eu une explosion de la violence, – que peuvent faire les jeunes, les jeunes hommes en particulier ? Pas grand chose, à part rentrer dans des bandes et dans la délinquance, ou alors dans la police, mais c’est quasiment la même chose.
Et, dans ce cadre et au milieu de cette violence, il y a la violence féminicide qui s’appuie notamment sur une importante misogynie, mais celle-ci n’est pas particulière au Salvador : on la retrouve par exemple en France. Et quand la misogynie s’accompagne d’une totale impunité – comme le croyait par exemple l’ex directeur du FMI Dominique Strauss-Kahn dans le fameux hôtel new-yorkais -, elle peut s’exprimer concrètement par des actions de violence. En fait, le Salvador n’est pas un pays « barbare » : c’est un pays qui, de par son histoire, est placé dans une situation où aujourd’hui, la population n’a que très peu de chemins possibles à disposition.
“Attention attention, la lutte féministe avance en Amérique latine”, ont scandé des militantes quand Evelyn Hernandez est sortie du tribunal, comme l’a rapporté l’AFP. Partagez-vous ce constat ?
C’est un slogan classique du mouvement féministe du continent, que je partage, dans le sens où, en effet, la lutte avance. Mais elle n’est pas du tout récente : comme je l’ai dit, au Salvador, dès les années 1920, il y avait des organisations de femmes des classes populaires luttant contre la dictature de l’époque. Autre exemple : en 1916 a eu lieu un premier congrès s’intitulant explicitement “féministe” dans le Yucatan (un Etat fortement indien du sud du Mexique) qui, à l’époque, était un Etat socialiste très avancé.
Le monde occidental est donc loin d’avoir le monopole ou même l’initiative du féminisme. Comme en France, toutes les femmes ne sont pas féministes en Amérique latine et centrale, mais il y a des initiatives, des idées féministes qui circulent depuis bien longtemps. Le mouvement féministe et le mouvement lesbien sont très organisés dans cette région du monde, et peut-être beaucoup plus organisés – et différemment – qu’en France.
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Exemple : depuis 1981, il y a des rencontres féministes continentales dans cette région du monde, et c’est au cours de la première de ces rencontres qu’à l’initiative de féministes dominicaines, le 25 novembre a été adopté comme journée internationale contre les violences faites aux femmes. Il y a également des rencontres continentales entre lesbiennes féministes depuis 1987 !
Au printemps dernier, j’ai participé à une deuxième rencontre européenne lesbienne féministe à Kiev, il y avait donc eu une très grande période de vide depuis les rencontres européennes organisées par l’ILIS (International Lesbian Information Service) dans les années 1990. Et ce, alors qu’en Amérique latine et dans les Caraïbes, aussi bien les lesbiennes-féministes que les féministes font des rencontres tous les deux ou trois ans de manière continue depuis le début des années 1980.
Bien sûr, il y a également tout ce que l’on a vu dans le Cône sud (Argentine, Chili, Uruguay), ou encore au Pérou, avec de très grandes manifestations contre les féminicides (campagnes Ni una menos-Pas une de moins), ou pour l’IVG. Enfin, tout récemment au Mexique, la semaine dernière, on a vu la réaction très combative de féministes, et notamment de jeunes féministes, contre les viols en général et par la police en particulier. En cassant la porte de la Procurature générale de justice de México et en aspergeant de glitter rose le chef de la police de la capitale, elles ont attaqué directement les symboles de cet Etat qui ne les protègent pas et même les agresse.
Dans Slate, vous expliquiez en 2014 que les féminicides latinos et les féminicides européens étaient “très différents”. Pourquoi ? D’ailleurs en France, par exemple, le terme “féminicide” n’est pas reconnu légalement…
C’est une question assez compliquée : c’est au Mexique que le terme de “féminicide” a été inventé, même s’il a été repris de la théorie et des actions féministes internationales, notamment du Tribunal international contre les violences faites aux femmes à Bruxelles en 1976, mais aussi du concept “femicide” créé par Jill Radford et Diana Russell [qui publieront en 1992 Femicide, The politics of woman killing].
Une députée mexicaine, la féministe Marcela Lagarde, a proposé le terme “féminicide” qu’elle a repris, transformé et adapté, pour qualifier une série d’assassinats assez particuliers qu’une autre théoricienne et militante féministe mexicaine, Julia Monárrez Fragoso, a appelé féminicide sexuel systémique : les centaines d’assassinats de femmes qui ont eu lieu à partir de 1993 à Ciudad Juarez, à la frontière Nord du Mexique. Assassinats commençant par des disparitions, et caractérisés par des signes de viol et de terribles tortures, avec une humiliation particulière des corps, déposés dans des décharges, parfois en groupes. C’est ce phénomène-là qui a amené au développement du terme féminicide au Mexique, puis après en Amérique Latine et aux Caraïbes.
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C’est la raison pour laquelle ce n’est pas la même chose que les assassinats de femmes sur le vieux continent : de manière générale, il n’y a pas ce type-là d’assassinat de femmes en Europe. Il y en a beaucoup d’autres, et le mouvement féministe a largement montré qu’il existe une continuité dans les violences faites aux femmes, depuis la violence domestique jusqu’aux assassinats, en passant par les assassinats à Ciudad Juarez et les assassinats au sein de couples hétérosexuels en France. Mais il existe également des différences. Le fait que le terme de féminicide ne soit pas reconnu légalement en France est lié à cela : d’abord les mouvements féministes ne sont pas les mêmes, de même que les phénomènes sur lesquels les Etats cherchent à légiférer.
Par ailleurs, ce que l’on met derrière le terme de “féminicide”, à la fois de façon « profane » mais aussi en termes légaux, peut différer : il y a plusieurs types de lois, qui ne sont d’ailleurs pas toujours efficaces. Et ce, notamment quand est mise en avant dans la loi la question de l’intention misogyne, comme c’est le cas par exemple au Guatemala, qui a été l’un des premiers pays à légiférer dans ce domaine. Or l’idée d’intention misogyne rend le féminicide extrêmement difficile à prouver. Enfin, un autre problème : l’une des difficultés pour poursuivre les auteurs de féminicides est que, la plupart du temps, la victime est décédée – ainsi, il ne reste souvent personne pour poursuivre le(s) coupable(s).
J’ai aussi rencontré tout récemment une chercheuse brésilienne qui a travaillé sur des lesbocides (des femmes qui sont tuées notamment ou exclusivement du fait qu’elles sont lesbiennes ou accusées de l’être). Or, il est encore plus difficile à prouver que l’intention était lesbophobe, d’autant que les personnes survivant à la victime n’ont pas toujours envie d’assumer le fait qu’elle était lesbienne.
J’en profite pour évoquer un assassinat qui a été particulièrement marquant au Brésil concernant la visibilisation des lesbocides : celui d’une jeune femme qui s’appelait Luana Barbosa dos Reis, qui était lesbienne, noire, de classe populaire et qui vivait dans un quartier périphérique de Ribeirão Preto, dans l’état de São Paulo. Elle a été assassinée en avril 2016 pour rien par des policiers qui l’ont frappée à mort, alors qu’elle sortait pour emmener son fils à un cours particulier. Elle n’est pas morte tout de suite, en sortant du commissariat elle a eu le temps d’enregistrer son témoignage dans lequel elle dit que la police l’a battue parce qu’elle était lesbienne, en plus d’être noire et de vivre dans un quartier populaire.
Cela a été un déclencheur de la possibilité de dire qu’il y a des femmes qui, en plus d’être assassinées parce qu’elles sont des femmes, sont assassinées parce qu’elles sont racisées, appauvries et aussi parce qu’elles sont lesbiennes. De façon générale, quand on évoque la question des féminicides, on pense souvent à des femmes blanches, de classe moyenne, éventuellement tuées par leurs conjoints.
Mais il y a aussi des femmes racisées, de classe populaire, lesbiennes, tuées par la police, par l’armée, par des gangs ou des milices – lesquels sont souvent infiltrés par la police (comme plus récemment au Brésil Marielle Franco, également Noire, lesbienne et de quartier populaire, pour sa part conseillère municipale de son quartier et très engagée en politique). Bref, toute une dimension structurelle des féminicides, avec une dimension raciste et classiste. En tant que féministes, nous devons prendre en compte simultanément toutes ces dimensions, et pas seulement le sexisme.
Propos recueillis par Amélie Quentel
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