En 1927, la romancière Zora Neale Hurston débarquait en Alabama chez Cudjo Lewis, le dernier survivant de la traite transatlantique du milieu du XIXe siècle. Elle a tiré de ses conversations avec lui un texte puissant, resté inédit pendant près de quatre-vingt dix ans, aujourd’hui traduit en français.
Il y a un peu plus d’un an, un journaliste a brièvement cru avoir retrouvé les restes du Clotilda, le dernier navire à avoir transporté, en 1860, des esclaves depuis l’Afrique vers les États-Unis. À la fin de sa traversée, le bateau avait été incendié sur les côtes de l’Alabama pour ne pas laisser de traces : si l’esclavage était alors légal dans le Sud du pays, la traite transatlantique y était interdite depuis un demi-siècle. Cette découverte a été démentie quelques mois plus tard, mais un autre vestige du navire avait entre temps refait surface : un livre signé de la romancière Zora Neale Hurston, Barracoon, dont la traduction française paraît ce mois-ci. Le récit de la vie d’un des esclaves du Clotilda, publié après être resté dans les tiroirs pendant près de quatre-vingt-dix ans et dont les droits d’adaptation à l’écran viennent d’être achetés par le rappeur Common.
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Le seul survivant connu de la traite transatlantique
Kossoula a dix-neuf ans quand il est, avec une centaine d’autres personnes, transporté depuis l’actuel Bénin vers l’Alabama. Rebaptisé Cudjo Lewis, il y passe cinq ans en esclavage, contraint de charger et décharger des navires pour le compte d’un riche propriétaire avant que la guerre de Sécession ne l’affranchisse en 1865. Il songe alors à économiser pour retourner en Afrique mais finit par acheter des terres en commun avec d’autres esclaves pour fonder une communauté, Africatown (Plateau), dont il devient le sacristain.
C’est là que, en juillet 1927, Zora Neale Hurston vient trouver cet octogénaire, porte grande ouverte. Étudiante en anthropologie à Barnard (la seule noire de son université), elle a été chargée par son professeur, Franz Boas, de recueillir les souvenirs du seul survivant connu de la traite transatlantique : “De tous ces millions d’êtres humains transportés d’Afrique jusqu’aux Amériques, il ne reste plus qu’un seul homme.” Un survivant qui, quand elle débarque chez lui, réagit à l’évocation de son nom africain : “Bondieu-oh, je sais bien quand c’est toi qui appelles ! Sauf toi, personne dit mon nom, mon nom de l’autre côté de l’eau. Tu m’appelles toujours Kossoula, comme en terre d’Affica !”
Ce jour de 1860 où tout a basculé
D’autres rendez-vous suivent. Pour amadouer cet arrière-grand-père qui la tutoie et qu’elle vouvoie, Zora Neale Hurston lui amène des petits cadeaux (un panier de pêches de Géorgie, un jambon de Virginie, une boîte de poudre insecticide), l’accompagne faire de menues courses ou à la pêche aux crabes. Elle l’interroge, le filme aussi. Il partage son enfance en Afrique, les rites, l’histoire familiale, jusqu’à ce jour de 1860 où tout a basculé, sa capture dans le sang : “Kossoula n’était plus sur la véranda avec moi. Il était accroupi devant ce feu au Dahomey. Une douleur sans fond lui tordait le visage, masque d’horreur.”
Lewis lui raconte la façon dont “l’homme blanc” trie sa marchandise: “Le Blanc regarde et il regarde. Il regarde bien de près la peau et les pieds et les jambes et le dedans des bouches. Après il choisit.” Les soixante-dix jours de traversée, abreuvé d’eau vinaigrée qui “a goût qui pique”, pour prévenir le scorbut. La condition d’esclave sur le sol américain : “La nuit, on pleure, on se dit qu’on est nés et qu’on a grandi pour être libres, voilà maintenant qu’on nous esclave. Pourquoi on nous a amenés loin de notre terre pour travailler comme ça? Ça nous fait étrange.” Sa libération par les troupes nordistes: “On demande aux soldats quel côté s’en aller. Eux, ils savent pas. Ils disent d’aller là où ça chante, qu’on est plus des esclaves.” Ses négociations avortées pour obtenir un lopin de terre avec son ancien propriétaire, qui lui lance : “J’ai traité bien tous mes esclaves en temps d’esclavage, alors eux je leur dois rien. Vu que tu m’appartiens plus, comment tu veux que je te laisse ma terre ?”
“Mon peuple m’avait vendue et les Blancs m’avaient achetée”
Très vite, Zora Neale Hurston tire de sa première rencontre avec Lewis un article pour le Journal of Negro History, dont ses biographes découvriront ensuite que, faute de matériel suffisant, elle l’a largement abreuvé à d’autres sources. Puis le manuscrit, bien plus authentique celui-là, de son premier livre, parachevé au printemps 1931, quatre ans avant la mort de l’ancien esclave et six ans avant la parution de son roman le plus célèbre, Their Eyes Were Watching God (objet d’une nouvelle traduction française l’an dernier). Elle lui donne le titre de Barracoon, qui désigne les baraquements où s’entassaient les futurs esclaves sur la côte africaine avant d’être embarqués. Car le livre raconte autant la capture de Lewis par d’autres Africains, les troupes du roi Bahodoun du Dahomey, que ses années d’esclavage. Comme l’écrit Hurston dans ses mémoires, Dust Tracks on a Road, “ce qui me restait en travers de la gorge, c’est que mon peuple m’avait vendue et que les Blancs m’avaient achetée. Cela m’a débarrassée du folklore dans lequel j’avais été élevée selon lequel les Blancs étaient arrivés en Afrique, avaient agité un chiffon rouge au nez des Africains, les avaient attirés à bord de leur navire et avaient filé”.
Proposé à plusieurs éditeurs, le manuscrit va finalement dormir pendant huit décennies dans les archives de l’université de Howard avant que ne l’en tirent les agents de Hurston, morte en 1960 dans le dénuement. Selon les historiens, le destin de l’ouvrage aurait pâti de ses relations compliquées avec sa “marraine” Charlotte Osgood Mason, une mécène de la “Renaissance de Harlem” à qui le livre est dédié et qui exigeait que cette histoire soit écrite “en lettres de feu qui à la fois renferment et enflamment les souvenirs de toute la race africaine”. Surtout, Zora Neale Hurston aurait refusé de polir le langage, mélange d’anglais et de langue vernaculaire, utilisé par Cudjo Lewis.
“Il lui a mis une balle en plein dans la gorge”
La langue d’un homme tiraillé entre deux continents, l“Afficky” de son enfance et l’“Americky” de l’âge adulte. Cudjo Lewis a eu six enfants, à qui il a tous donné un prénom américain et un prénom africain. Aucun ne lui a survécu et plusieurs ont trouvé une fin tragique, comme Cudjo Jr. alias Fish-ee-ton, abattu en 1902 dans des circonstances obscures par un shérif qui tentait de l’arrêter : “L’adjoint au shérif est caché à l’arrière du chariot et il tire sur mon garçon, raconte l’ancien esclave à Zora Neale Hurston. Bondieu-oh! Il lui a mis une balle en plein dans la gorge. Il avait pas le droit de tirer sur lui. Il fait croire qu’il a eu peur que mon garçon va tirer sur lui, et il l’a abattu comme ça.” Un épisode qui, bien sûr, offre des résonances contemporaines : comme l’a expliqué une des biographes de l’autrice, Valerie Boyd, “un livre comme Barracoon nous dit: oui, les vies noires comptent. Elles ont toujours compté”.
Zora Neale Hurston, Barracoon, l’histoire du dernier esclave américain, traduit de l’anglais par Fabienne Kanor et David Fauquemberg (JC Lattès). Sortie le 6 mars.
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