Dans l’ouvrage Le Bus des femmes : prostituées, histoire d’une mobilisation, Anne Coppel, Malika Amaouche et Lydia Braggiotti reviennent sur l’histoire de cette association parisienne qui “propose une action communautaire de santé publique” en direction des travailleuses du sexe, elles-mêmes parties prenantes de ce projet né en 1990.
“La libération des mœurs n’a pas amené les gens à s’aimer davantage, mais à mieux utiliser tous les moyens de la société et la prostitution en est un.” Jetés à l’origine au stylo sur un grand cahier d’écolier, on peut lire ces mots dans l’une des 50 lettres manuscrites adressées par des travailleuses du sexe parisiennes aux pouvoirs publics à l’automne 1990, et reproduites aujourd’hui pour la première fois dans l’ouvrage Le Bus des femmes : prostituées, histoire d’une mobilisation, aux éditions Anamosa.
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Cette année-là signe un tournant dans la lutte du milieu de la prostitution pour la reconnaissance de ses droits. La militante Lydia Braggiotti, familière de cette population marginalisée, souhaite l’émergence d’une parole collective. Pour faire le lien entre celles et ceux qui, précisément, peuvent faire entendre leur voix dans l’espace public et permettre aux premières concernées de faire entendre la leur, elle fait appel entre autres à Anne Coppel, sociologue, qui va mener une « recherche-action », autrement dit une “démarche expérimentale qui poursuit conjointement un objectif de production des connaissances et un objectif d’action pour contribuer à un changement social”.
Dans le sillage de l’épidémie du sida, des chercheurs en sociologie et en médecine s’associent ainsi dans le cadre d’une recherche sur les besoins de santé des femmes prostituées, et ce, avec les principales intéressées. De cette étude découlera un rapport à destination de Claude Evin, le Ministre de la santé entre 1988 et 1990. Au même moment, une recherche épidémiologique est également menée pour faire remonter des statistiques portant notamment sur l’usage du préservatif. Pour la première fois, les prostituées “affrontent collectivement le stigmate qui les enferme dans l’exclusion et partent à la conquête de leurs droits comme toutes les autres femmes”, explique Anne Coppel en préface de l’ouvrage. Le lien entre la recherche académique et le militantisme social est alors établi, et ce dernier continuera de bénéficier de la première tant bien que mal, le “Bus des femmes” devenant une association en faveur des prostituées (qui existe toujours aujourd’hui mais souffre de grandes difficultés financières). Le principe : un bus londonien rouge vif à deux étages stationnant aux abords de la rue Saint-Denis et se déplaçant aux Portes de Paris, à la rencontre des travailleuses du sexe.
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Une prise de parole inédite
“Le Bus, c’est une conquête des femmes, elles sont devenues des partenaires dans la prévention”, affirme Lydia Braggiotti dans un entretien retranscrit dans les dernières pages du livre. Les prostituées ont toujours été victimes des clichés les plus éculés relatifs au « plus vieux métier du monde », lesquels les infantilisent et les cantonnent au statut de victimes économiques entièrement contraintes, voire les désignent comme des femmes de mauvaise vie, aux choix de vie répréhensibles.
Alors qu’elles sont davantage encore stigmatisées par l’épidémie du sida (au même titre que d’autres groupes sociaux comme les usagers de drogues et les homosexuels) et fragilisées par la mondialisation qui met en concurrence les travailleuses du sexe nées en France avec des migrantes originaires d’Afrique et d’Europe de l’Est, les conditions de vie des prostituées au tournant des années 1990 deviennent dramatiques. Mais les a-t-on déjà entendues témoigner directement de leur quotidien sur la scène publique, dans les médias ou n’importe quel espace légitime ?
Les cahiers dans lesquels elles s’expriment de manière épistolaire leur donnent une visibilité nouvelle, qui a fait date. Grâce à quatre « femmes-relais » qui les font circuler, les témoignages recueillis sont multiples, car l’éventail des situations est immense : la solidarité des femmes de la rue Saint-Denis n’est pas celle des boulevards extérieurs ou de la rue de Budapest à Saint-Lazare ; les prostituées travaillant de jour et habitant avec leur famille n’ont pas le même quotidien que celles, en proie à la précarité la plus aiguë, qui partagent des studios ou financent leur came… Il y a autant de réalités différentes que de femmes, et les lire de manière individuelle en témoigne de manière bouleversante.
Ce qui fait consensus néanmoins dans les revendications reste la demande de droits humains : les prostituées sont des citoyennes auxquelles aucun droit n’est reconnu. “Liberté d’expression très bien, les droits de l’homme et la femme, c’est tout de même mieux”, conclut Betty à la fin de sa lettre. “We women cannot live as criminals” (“Nous, les femmes, ne pouvons vivre comme des criminelles”, ndlr), s’insurgent des femmes africaines dans une lettre collective.
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Un témoignage toujours d’actualité
Les demandes concrètes sont indissociables du contexte légal et de la crise du sida qui a frappé la société à la fin des années 1980. La question du port du préservatif est centrale, et les femmes insistent majoritairement sur celui-ci tout en détaillant la précarité de leur condition : elles doivent elles-mêmes pourvoir à son achat. Le rapport statistique éclaire en outre un autre aspect : celui d’une contamination avant tout occasionnée lors de rapports privés et non tarifés.
La question de l’accès aux soins et à une protection sociale de droit commun est intimement liée au statut même de travailleuse du sexe : sans activité professionnelle reconnue par le droit du travail, comment faire reconnaître ses droits ? Plusieurs des rédactrices demandent que leur activité soit intégrée dans un cadre légal qui leur permettrait davantage de sécurité. Des arguments qui vont à l’encontre du mouvement abolitionniste, qui définit les prostituées en victimes systématiquement abusées. La question du choix, le lien au proxénète, le racolage passif, le paiement des impôts sont ainsi autant de sujets soulevés.
“Comme le forgeron depuis des millénaires il travaille dur, se noircit les mains mais lavé le soir il ne sent plus la trace de son travail ingrat mais ô combien noble”, écrit Betty. Quelles ont été les victoires politiques et les retombées sociales de cette mobilisation pour normaliser le statut des travailleuses du sexe ? Après les dérives sécuritaires des lois Sarkozy en 2003 et la loi sur la pénalisation des clients de 2016 (dont les conséquences ont été largement critiquées dans un rapport paru en 2018), il est difficile de dire que leur situation s’est améliorée, notamment pour celles et ceux qui travaillent dans la rue.
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Anne Coppel le déplore lors d’une présentation de l’ouvrage : “A cette époque-là, on pensait qu’elles allaient avoir accès aux droits qu’elles revendiquaient et qu’elles étaient bien des êtres humains comme les autres, or ça s’est dégradé de façon terrible…” Un constat qui rend d’autant plus poignante et instructive la lecture de ces lettres, trente ans plus tard.
Le Bus des femmes : prostituées, histoire d’une mobilisation, Anne Coppel avec Malika Amaouche et Lydia Braggiotti, 152p., 20€.
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