Né en 2005, le Bondy Blog s’est affirmé depuis comme un acteur singulier de la presse : un miroir de la réalité complexe des quartiers populaires que Julien Dubois analyse dans un documentaire vivant.
« La banlieue, c’est pas le 13 Heures.” Comme l’affirment souvent les jeunes des quartiers populaires, les médias de masse échouent à saisir avec justesse la réalité de la vie en banlieue, qui ne peut évidemment se résumer, sans en analyser le contexte et les effets, à des faits divers violents et aux galères d’une jeunesse à l’abandon. Vieille question, remontant aux années 60, la distorsion entre le discours médiatique et le sentiment de stigmatisation des habitants des quartiers populaires (cf. Julie Sedel, Les Médias et la Banlieue, Le Bord de l’eau, 2009) a créé un malentendu pernicieux. Réactivée au moment des émeutes de novembre-décembre 2005, cette incompréhension n’a jamais vraiment été soldée, comme viennent de le rappeler les événements de janvier.
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Comprendre la banlieue, poser un regard lucide, documenté et réfléchi sur ses visages disséminés : ce fut précisément l’enjeu qui présida à la création du Bondy Blog, en novembre 2005. Lancé alors par Serge Michel et quelques collègues, journalistes suisses de L’Hebdo, ce média en ligne visait à consigner le quotidien de la vie dans les quartiers populaires, dont les médias de masse racontaient alors qu’ils avaient déclaré la guerre à l’Etat, à la police, aux journalistes… Un décalage saisissant ressenti par la majorité des habitants des quartiers comme l’indice d’un miroir impossible reflétant les traits réels de leurs vies. Dix ans plus tard, ce pari un peu expérimental du Bondy Blog est devenu un média à part entière, largement reconnu en dépit de sa marginalité fondatrice, professionnalisé en dépit de l’éthique militante et artisanale qui le traverse.
“On cherche à être les acteurs de nos vies.”
Le documentariste Julien Dubois retrace la dynamique de cette histoire dans son formidable film Bondy Blog, portrait de famille. L’histoire de l’invention et de la transformation progressive d’un média pas comme les autres, écrit par des jeunes des quartiers rêvant de raconter leur quotidien sans avoir été formés dans des écoles de journalisme. Des jeunes plumes inventives qui, au plus près de leur réalité, restituent des vérités dissimulées ailleurs. Ils et elles s’appellent Idir Hocini, Imane Youssfi, Widad Ketfi, Mohamed Mezerai, Kahina Mekdem… Nourri de nombreux témoignages des blogueurs énergiques et de leurs vieux sages à la fois paternalistes, guides et protecteurs – Mohamed Hamidi, cofondateur, et Nordine Nabili, directeur –, le documentaire a l’intelligence de ne pas surplomber son sujet, préférant laisser à ses acteurs le soin d’en faire eux-mêmes le récit. L’accumulation de toutes ces voix individuelles constitue une voix collective évidente. De ce point de vue, le titre du film tient sa promesse, tant on a le sentiment de visiter une vraie maison familiale (sentiment aujourd’hui dissipé dans la majorité des médias, gagnés par l’isolement et l’individualisme des pratiques).
Les blogueurs semblent avoir tous répondu à l’invitation que leur fait Nordine Nabili : “Dire les choses, être acéré, retourner la table.” C’est ce que l’un d’eux comprend en affirmant : “On cherche à être les acteurs de nos vies.” En décrivant ce qui se passe en bas de chez eux, en livrant des impressions sur leur immersion dans les cités, en racontant comment, par exemple, des mères apprennent le français en regardant tous les jours Les Feux de l’amour à la télé… A chacune des personnalités des blogueurs s’ajuste un mode d’approche et du récit journalistique. A l’écoute, à l’affût des énergies lucides qui traversent les couloirs du Bondy Blog, Julien Dubois filme la vie de la rédaction, structurée autour de la réunion collective du mardi soir durant laquelle les propositions de sujets se discutent dans une foire amicale. A la “gestion du bordel ambiant” des débuts, Nordine Nabili a substitué au gré du temps les réflexions sur les angles des papiers, tous écrits avec une grande liberté.
Au fil des témoignages, habités par le goût de l’écriture et la fierté d’être publié, affleurent aussi les humiliations d’une jeunesse périphérique que les règles d’un système social élitiste excluent mécaniquement du jeu dominant. Beaucoup se souviennent que durant leur scolarité les conseillers d’orientation les poussaient vers des voies de sortie, les estimant inaptes aux professions dites intellectuelles (“le journalisme, mais vous n’y pensez pas ?”, “ton ambition me fait rire”, on en est encore là, à ce niveau de préjugé et de racisme social délirant). Et si, à l’image de Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, chroniqueurs fidèles de Pascale Clark sur France Inter, certains ont élargi leurs horizons professionnels, si tous participent depuis 2011 à l’émission de télé le Bondy Blog Café sur LCP et France Ô, rien de ces humiliations passées n’a été évidemment oublié. Rien des modes d’accès au journalisme dominant n’a réellement changé non plus.
Des énergies rieuses et combatives
C’est dire aussi combien l’aventure du Bondy Blog, par la ténacité et la vivacité de ses plumes, par le militantisme politique qui transpire dans ses prises de parole, reste l’une des plus fortes et singulières histoires de la presse française des dix dernières années. Julien Dubois restitue parfaitement les enjeux de ce média, révélant par son existence même les blocages de la société française mais aussi les possibilités de les contourner. Peuplé de toutes ces énergies rieuses et combatives, pris dans une tension stimulante entre fidélité à sa distinction et aspiration à la norme journalistique, le Bondy Blog ne pourra se fondre dans la masse médiatique qu’à la condition, encore improbable, de la fin d’une séparation sociale et culturelle dont ses membres sont les mémorialistes sensibles.
Bondy Blog, portrait de famille documentaire de Julien Dubois. Dimanche 22, 19 h 55, France Ô. Carte blanche au Bondy Blog tout au long de la journée sur France Ô
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