Directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes de Sciences Po, Nonna Mayer analyse la résurgence de l’antisémitisme en France, alors que depuis les années 2000, celui-ci atteint des proportions inquiétantes.
Ce mois de novembre est marqué par les nouveaux chiffres de l’antisémitisme en France. Parce qu’il paraît banal, désormais, de produire des chiffres sur un antisémitisme qui semble latent dans notre société. En France, le Premier ministre Édouard Philippe a pris la parole pour assurer que le gouvernement ne resterait pas indifférent alors que près de 50% des actes racistes sont commis contre des juifs. En Allemagne, les dirigeants politiques mettent en garde, à l’occasion du quatre-vingtième funeste anniversaire de la nuit de cristal, contre la montée de l’antisémitisme.
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Nous nous sommes entretenus par mail avec Nonna Mayer, directrice de recherche au CEE (Centre d’étude européenne) Sciences Po – CNRS, au sujet de l’imprégnation de l’antisémitisme dans notre société.
Est-il possible de mesurer l’imprégnation de l’antisémitisme, à différent degré, dans la société française ?
Nonna Mayer. On a plusieurs indices. Les sondages explorent les opinions antisémites, comme l’enquête annuelle sur le racisme effectuée pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui mesure depuis 1990 l’évolution des préjugés envers toutes les minorités dont la minorité juive. Les statistiques policières comptabilisent les passages à l’acte. Sur les comportements on a les données collectées par le SCRT (Service central du renseignement territorial au ministère de l’Intérieur) fondées pour l’essentiel sur les dépôts de plainte, qui recensent les principales actions (agressions physiques, atteintes aux biens et lieux de culte) et menaces (tracts, inscriptions, gestes et propos menaçants) à motivation antisémite. Par ailleurs le ministère de l’Intérieur a mis en place en 2009 un dispositif, PHAROS (Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements), permettant de signaler des contenus et comportements illicites, notamment antisémites, sur internet.
Qu’en ressort-il ? Au niveau des opinions la minorité juive est de loin la mieux acceptée, vue comme un modèle d’intégration, même si des stéréotypes anciens, associant les juifs au pouvoir et à l’argent, persistent. Les actes antisémites en revanche connaissent un essor spectaculaire depuis les débuts de la Seconde Intifada, en 2000, alors qu’ils étaient devenus résiduels à la fin des années 1990. Le conflit israélo-palestinien sert de déclencheur, la critique d’Israël et du sionisme venant s’ajouter aux argumentaires à base religieuse, économique ou raciale. C’est sur les réseaux sociaux enfin que les discours de haine sont les plus virulents et les plus nombreux, sans censure aucune.
Sait-on dans quels milieux se développent les idées et pensées antisémites ?
Les préjugés antisémites, comme les autres préjugés racistes, dépendent de l’âge, du niveau d’études et de l’orientation politique de la personne. Ils sont plus fréquents chez les générations nées et socialisées avant et pendant la guerre, qui ont connu sous Vichy un antisémitisme d’Etat. Ils caractérisent au premier chef des personnes ignorantes, peu instruites. L’école apprend l’esprit critique, et ouvre sur les autres cultures, elle aide à combattre les préjugés. Quel que soit l’âge ou le diplôme, ils sont plus fréquents à droite et culminent à l’extrême droite du champ politique, chez les proches du FN/RN (d’après une étude menée en 2015 (voir Nonna Mayer, « Le Mythe de la dédiabolisation du FN », 2015).
Quant à un « nouvel antisémitisme » qui serait spécifique aux musulmans il y a peu d’enquêtes fiables faisant la part de ce qui tient à la religion, au milieu social, au diplôme et à l’origine. L’enquête de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj sur les nouveaux citoyens issus de l’immigration maghrébine, africaine et turque, en majorité musulmans (Français comme les autres ? Presses de Sciences Po, 2005), montre que l’antisémitisme y était un peu plus répandu que dans le reste de la population, tout en restant minoritaire (par exemple 33 % adhéraient au stéréotype du pouvoir des juifs contre 18 % en moyenne).
Aucun des partis politiques ne se réclame ouvertement d’une forme d’antisémitisme, où ce discours est-il présent au sein de la scène politique française aujourd’hui ?
Effectivement, depuis la Seconde guerre mondiale et la Shoah, l’antisémitisme et plus largement toutes les formes de racisme sont taboues, rejetées comme contraires aux normes et aux valeurs démocratiques. Il y a d’ailleurs des lois en France – la loi Pleven, la loi Gayssot – qui en punissent l’expression publique. Même au Front national, Marine le Pen a fait de l’antisémitisme une ligne rouge à ne pas franchir, contrairement à son père qui multipliait les provocations antisémites. Les sentiments anti-juifs n’ont pas disparu pour autant mais ils s’expriment généralement sous une forme détournée, politiquement correcte, sauf au sein de groupuscules d’ultra droite, sur les réseaux sociaux, et sur des sites comme celui d’Alain Soral, « Egalité et réconciliation » (8,1 millions de visites mensuelles en 2015) ou celui de Dieudonné, qui mêlent insidieusement antisionisme et antisémitisme.
Et surtout, par quels canaux se diffuse ce discours ?
Aujourd’hui les réseaux sociaux apparaissent comme les principaux vecteurs d’antisémitisme. L’anonymat, l’effet d’entraînement et de l’absence de contrôle, favorisent le défoulement. Et il est difficile de réglementer ces échanges, sans mettre en péril la liberté d’expression. En Allemagne, depuis le 1er janvier la loi « NetzDG » impose à Twitter, Facebook, Instagram ou autre de supprimer des tweets ou des post « manifestement illégaux » dans un délai de 24 heures après leur signalement, sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 50 millions d’euros. Mais elle ne fait pas l’unanimité et la répression ne suffit évidemment pas à résoudre le problème, il faut éduquer, sensibiliser, prévenir.
Comment réagit la communauté des Français de confession juive à la montée des violences ?
Il n’y a pas « une » communauté unifiée des Français de confession juive. Il y a mille manières d’être et de se sentir juif, et de réagir au traumatisme de ces violences antisémites : partir en Israël faire son alya, partir dans un autre pays, faire une « alya de l’intérieur » c’est à dire déménager vers un quartier où on se sent plus en sécurité, cacher les signes visibles de son appartenance religieuse comme mettre une casquette sur la kippa. Tandis que d’autres préfèreront rester sur place et faire front. Le sondage commandé à l’IFOP par La Fondation Jean Jaurès et analysé par Jérome Fourquet sur « Les juifs de France face à l’antisémitisme », qui porte sur un échantillon conséquent de personnes se déclarant de religion juive ou ayant au moins un parent juif (N=724) est instructif à cet égard. Il montre que 59% des personnes interrogées ont des proches qui ces dernières années ont quitté la France et sont partis vivre à l’étranger dont 38% en Israël et que 43% ont déjà envisagé de partir elles-mêmes en Israël, dont 13% « sérieusement » (et dans un autre pays respectivement 51 et 19%).
L’analogie d’Edouard Philippe avec la Nuit de Cristal de 1938 est une image forte, comment la situation s’est-elle dégradée ainsi ?
Cette dégradation ne date pas d’aujourd’hui, il faut remettre les chiffres cités en perspective. On compte 386 actes antisémites sur les 9 premiers mois de 2018, soit une nette hausse par rapport à 2017 (311 actes sur l’année) et 2016 (335). Mais ces chiffres sont en nette baisse après le pic de violence constaté en 2014, avec 851 actes recensés, les incidents culminant en janvier après l’interdiction du spectacle de Dieudonné et la manifestation « Jour de colère », puis durant l’été après l’interdiction de plusieurs manifestations pro-palestiniennes protestant contre l’opération israélienne Bordure protectrice. On a là un phénomène cyclique, que relance chaque opération de l’armée israélienne, meurtrière et largement médiatisée (744 actes antisémites en 2000, 936 en 2002, 974 en 2004, 823 en 2009), nourrissant l’amalgame haineux entre juif, sionisme et état d’Israël.
De l’attentat de 1982 à la descente de la tribu Ka rue des rosiers au milieu des années 2000, les actes antisémites ont toujours été prégnants dans la société française. Au-delà de ces groupes organisés, comment peut-on interpréter et à qui peut-on attribuer la remonter de ces violences aujourd’hui ?
Il faut distinguer, dans les statistiques du SCRT, plusieurs types d’actes antisémites. Il y a les attentats terroristes commis au nom du djihad islamique (4 morts dont 3 enfants à l’école juive de Toulouse en 2012, 4 morts à l’Hyper Cacher de Vincennes en 2015), qui ne s’en prennent pas seulement aux juifs mais à l’Occident dans son ensemble. Il y a des crimes crapuleux aggravés par la motivation antisémite, ciblant les juifs « parce qu’ils ont de l’argent » (enlèvement et meurtre d’Ilan Halimi en 2006, agressions d’un jeune couple à Créteil en 2014, d’une famille à Livry-Gargan en 2017), et des folies meurtrières (les agressions de Sarah Halimi en 2017 et de Mireille Knoll en 2018).
Ces drames ne devraient toutefois pas faire oublier le visage ordinaire de l’antisémitisme, le plus fréquent, celui des « menaces » (72% du total des actes antisémites en 2016, 69% en 2017), qui cristallisent les peurs et pourrissent la vie au quotidien. Il est difficile de cerner avec précision le profil de leurs auteurs, rarement interpellés. Mais le rapport de la CNCDH pour l’année 2000 (La documentation française, 2001), année qui marque le début de la hausse spectaculaire des actes anti-juifs, donnait déjà quelques pistes. Il notait, aux côtés des actions de groupes neo-nazis, la multiplication d’actes de petite délinquance, de la part de jeunes sans travail, souvent connus des services de police, animés de ressentiment envers une communauté perçue comme privilégiée, et « par un sentiment d’hostilité à Israël plus ou moins diffus, exacerbé par la médiatisation d’affrontements facilitant leur projection dans un conflit qui, à leurs yeux, reproduit des schémas d’exclusion et d’échec dont ils se sentent eux-mêmes victimes en France ». Les causes sociales apparaissent ici déterminantes.
Propos recueillis par Nicolas Bove.
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