[La Culture contre Trump 2/4] Jusqu’au 3 novembre 2020, Les Inrockuptibles retracent quatre années de fureur trumpienne à travers le monde de la culture et des idées. Dans cet épisode, nous analysons la propagation de la “Trump culture”.
La première occurrence, lorsqu’on tape Art + Trump dans Google, est le lien Amazon vers son best-seller de 1987 The Art the Deal. Suivent, dans le désordre, des portraits, ironiques ou non, mais toujours kitsch, et un article passionnant du New York Times sur la fréquente vacuité de l’art produit en réaction à Trump, celui qui cherche à détourner les effets de son esthétique, souvent en vain. Ce n’est qu’une recherche Google, bien sûr, mais elle est révélatrice du fait que, pour l’homme d’affaires et ancienne star de téléréalité, l’art n’existe pas au-delà des dorures rococo et de quelques faux Renoir, et, surtout, qu’il se confond avec le business. Signer un bon contrat, c’est pour lui tout un art, et c’est le seul qui compte.
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Trump, enfant de Warhol et de la celebrity culture ?
Une anecdote racontée par Andy Warhol dans son journal souligne parfaitement cette idée. En 1981, après l’avoir payé pour visiter sa Factory, le promoteur commande à l’artiste des portraits de sa Trump Tower à peine construite, afin de les accrocher dans son lobby. Warhol le méprise d’emblée mais accepte la commande, par l’odeur des billets verts alléché… Las, Trump déteste ces huit sérigraphies en noir, blanc et argent, décontenancé que “les couleurs ne matchent pas avec la réalité”, et refuse de payer. Pas sûr, en l’occurrence, que le deal ait été si bon, quand on voit la côte actuelle du pop artist, mais ainsi vont les affaires…
Il est ironique que le même Warhol ait pu être considéré par son ami Bob Colacello, ancien rédacteur en chef d’Interview Magazine, comme “l’inventeur de Donald Trump” mais aussi “celui de Kim Kardashian”, comme l’écrivain l’a déclaré dans une interview donnée à Radio Nova. Trump est évidemment, culturellement, l’enfant du quart d’heure de célébrité warholien, mais complètement vidé de sa portée corrosive et moderniste. Le monstre bling s’est retourné contre la société qui l’a engendré, à l’image du Patrick Bateman d’American Psycho, qui gardait toujours un exemplaire de The Art of the Deal sur sa table basse, et aimait à scruter la Trump Tower, “grande, fière et étincelante”, avant d’éviscérer ses victimes. “Trump est l’obsession de Bateman, le père qu’il n’a jamais eu, l’homme qu’il veut être, écrit Bret Easton Ellis dans White, en 2019. Peut-être qu’ainsi j’étais préparé à ce que le pays l’élise président ; je savais déjà à quel point les gens l’aimaient, et je le sais toujours.”
Il ne faut jamais oublier qu’avant de voir son étoile régulièrement détruite sur Hollywood Boulevard, notamment par des types déguisés en Hulk, et d’être un repoussoir absolu pour la plupart des personnalités d’Hollywood, Donald Trump fut l’un d’entre eux. Outre son TV reality show, The Apprentice, il multipliait en effet les caméos dans des séries et des films, comme on l’avait montré dans le premier épisode de cette série, jusqu’à son tournant “birther” anti-Obama, en 2008. A partir de là, Trump n’était plus cool, et c’est à un tout autre public qu’il s’adressa (voir plus bas).
Des soutiens rares et ringards du monde artistique
Au contraire de Ronald Reagan, de Bill Clinton, de Barack Obama, ou même de l’impopulaire George W. Bush (dont la guerre contre le terrorisme a inspiré positivement une poignée de fictions, comme 24 heures chrono), Trump n’a pas vraiment créé d’adhésion artistique. Les plasticiens le moquent ou l’ignorent – à l’exception du kitschissime Jon McNaughton -, les écrivains le haïssent, et les musiciens refusent souvent, comme on l’a vu, qu’il utilise leurs morceaux pour ses meetings. Il peut tout de même se prévaloir du soutien de quelques gloires fanées : du punk ou du hard-rock (John Lydon des Sex Pistols, Gene Simmons de Kiss, ou l’inénarrable guitariste pro-gun Ted Nugent) ; de la country (Loretta Lynn, Kid Rock, Trace Adkin) ; du hip-hop (50 Cent pour de sombres histoires d’impôts, et la toujours consternante Azealia Banks). A noter tout de même qu’il existe un micro-sous-genre à la gloire de “l’agent orange” : la trumpwave, dérivé fascisant de la vaporwave. Cela fait peu de choses à se mettre sous la dent pour les fans du président.
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Retrouvez tous les épisodes de notre série « La Culture contre Trump » :
>> Episode 1 : Quel rapport Donald Trump a-t-il à la culture ?
>> Episode 3 : Comment les artistes US se mobilisent contre Donald Trump
>> Episode 4 : 17 œuvres emblématiques des années Trump
Côté cinéma, le soutiennent Jon Voight, Dennis Quaid, James Wood, Robert Davi, Stephen Baldwin (le frère du sosie officiel du président au Saturday Night Live, Alec) et Roseanne Barr, soit la crème caillée des bad ass eighties aux visages burinés ; mais aussi les plus sympathiques Vince Vaughn (un libertarien qui ne cache pas ses sympathies présidentielles sans toutefois en faire des tonnes), et Vincent Gallo (qui vend sur son site des t-shirts pro-Trump, sans ironie aucune). Clint Eastwood, lui, soutenait Mike Bloomberg aux dernières nouvelles.
Et puis il y a Kanye West. Un cas à part, ni fané ni ringard, et aussi perché que son nouvel ami. Kanye est à la fois très proche et très loin de Trump. Culturellement, les deux sont aux antipodes : leurs références et leurs goûts n’ont rien à voir, ils vivent dans des univers totalement séparés… Kanye avait au fond tout pour s’entendre avec le Chicagoan Obama, mais le courant n’est pas passé. Aussi, il a fini par se tourner vers Trump, avec qui, à défaut de playlists iPod, il partage un sens inné de la bouffonnerie et du contre-pied, une capacité de disruption, une haine du politiquement correct, un désir de sortir les Afro-Américains du giron du parti démocrate et de “leur mentalité d’esclaves” (sic). Candidat à la présidentielle, moins contre Trump que contre Biden, Kanye est aussi, désormais, un milliardaire, grâce à sa marque de sneakers Yeezy. Et Dieu sait qu’il en est fier. Comme il n’a pas sorti son album prévu cette année, il est donc légitime de se demander s’il ne s’est pas converti au seul art qui vaille selon son allié : The Art of the Deal.
https://twitter.com/kanyewest/status/1294757082449580032
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Des goûts superficiels, tournés vers la virilité et la grandiloquence
Que sait-on des goûts artistiques de Trump ? Dans une courte interview donnée en 2002 au documentariste Errol Morris (pour un projet avorté), il répondait sans hésiter : Citizen Kane. Un choix qui tient à la fois de l’évidence (tant Trump a de points communs, avoués, avec Charles Foster Kane, à commencer par une enfance brisée) et du contresens (tant il ne comprend rien au film… tout en étant persuadé de l’avoir compris mieux que personne, dans une fanfaronnade typiquement trumpienne). L’aveu est en tous cas fascinant. On sait par ailleurs, par diverses sources compilées par Business Insider en 2016, qu’il aime Bloodsport avec Jean-Claude Van Damme, Le Bon, la brute et le truand, Le Parrain, et Les Affranchis. N’en jetez plus : il y a là presque toute la panoplie du petit garçon fasciné par les brutes et les filous. Si un top est d’abord un auto-portrait, alors le sien est incontestablement réussi.
Il semble aussi beaucoup aimer Robert Pattinson, à en croire Kristen Stewart qui, dans un monologue pour le SNL, raillait ses tweets obsessifs à propos de son ex-boyfriend. En revanche, il est acquis qu’il n’a pas de goût pour le cinéma coréen : à Parasite, il préfère les classiques américains Autant en emporte le vent, ou encore Sunset Boulevard, comme il s’en vantait dans un meeting juste après les Oscars. America First… Son livre préféré serait A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque. Et musicalement, il n’aime que des artistes qui ne l’aiment pas : Neil Young, les Rolling Stones, Queen, Elton John. Pas de bol.
Un storytelling populiste : le self-made-con man
Qu’il n’ait pas le soutien des artistes n’a, pour autant, jamais été un véritable problème politique pour Trump. “Son discours s’adresse aux ultra-riches et aux classes blanches populaires, rappelle le journaliste Frédéric Martel, qui anime l’émission Soft Power sur France culture. Hollywood et la culture, ne sont, dans ce contexte-là, pas du tout centraux.” C’est même l’apanage des “progressistes”, de “l’élite” : ses ennemis. Pas étonnant qu’on ne le voie jamais au théâtre ou à un opéra. Outre sa susceptibilité et son besoin pathologique de plaire, ses réponses aux célébrités qui l’attaquent peuvent en ce sens être comprises comme une forme de stratégie pour se rapprocher de sa base.
On a souvent, de ce côté de l’Atlantique, tendance à réduire Trump à une énième forme de populisme, voire de fascisme soft. On évoque, à l’instar de Christian Salmon, le côté bouffon, excessif, burlesque, commedia dell’arte du personnage ; on le rapproche d’Ubu roi, du kitsch, de cette esthétique propre au fascisme tel qu’elle se développa en Europe dans les années trente. C’est oublier une dimension foncièrement américaine du 45e président des Etats-Unis et de ce qu’il représente : le self-made man, et le “con man” (arnaqueur, escroc, ndlr). “Les Américains sont des menteurs”, affirme avec provocation le journaliste du New Yorker et écrivain David Samuels dans Mentir à perdre haleine (Editions du sous-sol, 2015). “Notre littérature nationale regorge de fables et de mythes, à commencer par la légende de George Washington” (le président américain aurait, dans son enfance, coupé le cerisier préféré de son père, puis lui aurait avoué son forfait, échappant ainsi à une punition grâce à son honnêteté, ndlr). Il détaille :
“Le Grand Escroc de Melville, Les Aventures de Huckleberry Finn, Gatsby le Magnifique : les héros du roman national sont des individus partis de rien qui réussissent, s’accomplissent, en mentant et forçant le destin. Et c’est pareil pour les véritables self-made men : John D. Rockefeller, Clark Gable, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Madonna, Jay-Z, sont autant d’affranchis, de même que des millions d’autres immigrants, inventeurs, auteurs, prédicateurs, gueulards, stars du cinéma, banquiers, voleurs, excentriques, gourous, génies de la publicité, charlatans, rappeurs et présidents, depuis Washington jusqu’à Andrew Jackson en passant par Ronald Reagan, Bill Clinton et George W. Bush.”
Trump est l’incarnation parfaite, la figure ultime du “con man” : certes, il ment sur ses impôts, s’invente un personnage d’homme d’affaires brillant, en parfaite contradiction avec les faits (fraude, faillites, etc.). Mais il personnifie l’idéologie individualiste du “droit au bonheur”, ce mythe de l’homme libre qui, grâce à sa volonté et ses efforts, réussit à accumuler de la richesse et atteindre le succès. Aussi, peu importe ce qu’il dit ou fait pour y arriver. Il a beau être une imposture, une illusion, un menteur éhonté, la vérité n’a plus d’importance, tant qu’il entretient le mythe. On aime sa belle histoire de réussite, son storytelling. Cette singularité culturelle étasunienne, ce mythe qu’il incarne, permet de comprendre son succès, et le soutien indéfectible de sa base, même contre ses propres intérêts.
La base de la culture trumpiste : trash TV d’extrême droite et sectes évangéliques
Ainsi, s’il n’a ni politique culturelle ni de véritable soutien du monde des arts, il y a en revanche incontestablement une forme de culture trumpiste. Ses partisans, au-delà de leur fascination pour le personnage lui-même, partagent un terreau culturel commun, traversé de contradictions certes, mais bien réel. Un terreau patiemment cultivé depuis les années 80 (avec une accélération dans les années 90) par des idéologues qui, ne s’étant pas remis de la démission forcée de Richard Nixon en 1974, ont juré qu’on ne les y reprendrait plus. Cette nouvelle guerre culturelle compte donc, outre le Président lui-même, des soldats et généraux qui ont permis son accession au pouvoir.
Le plus influent d’entre eux fut Roger Ailes, le défunt fondateur de Fox News, en 1996. Cet ancien journaliste, conseiller en communication de Richard Nixon, Ronald Reagan et George Bush Sr, créa pour le compte du mogul australien Rupert Murdoch une chaîne d’info en continu aussi réactionnaire que possible, afin de soi-disant rééquilibrer les forces (“fair and balanced” fut longtemps leur slogan). Cette histoire est désormais bien connue, à travers articles, documentaires, fictions ou parodies. Donald Trump a longtemps entretenu une relation fusionnelle avec la chaîne, la regardant au saut du lit, tweetant frénétiquement devant la matinale Fox and Friends (appelant même parfois l’émission en direct), puis se reconnectant le soir, avant de se coucher, pour les talk-shows de Tucker Carlson, Sean Hannity et Laura Ingraham. Seulement, après l’éviction de son ami Roger Ailes, accusé de harcèlement sexuel (une affaire racontée dans Scandale), et suite à son remplacement par le fils Murdoch, James, plus modéré, le président a peu à peu pris ombrage de Fox News. Pour se tourner vers l’encore plus droitière One America News Network, ou OANN, une télé-poubelle qu’on croirait tirée d’une mauvaise blague de Paul Verhoeven, faisant passer Fox pour un média modéré et raisonnable.
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A cela s’ajoute le méconnu mais très influent Sinclair Broadcast Group, propriétaire d’une myriade de chaînes locales (plus de 150), touchant plus de deux millions de foyers à la fois (plus que les émissions phares de Fox News). Pour que les choses soient claires, l’ancien directeur de FCC (l’équivalent américain du CSA), nommé par George W. Bush, la considérait en 2017 comme “l’entreprise américaine la plus dangereuse dont vous avez jamais entendu parler”. Elle constitue, avec Fox News et OANN, le troisième pilier de TV Trump. Enfin, le panorama des pourvoyeurs de venin ne serait pas complet sans citer ces quelques figures de la nébuleuse trumpiste : Breitbart News, dont l’ex-président exécutif, Steve Bannon, fut nommé conseiller spécial du président (avant de tomber en disgrâce) ; The Daily Wire de Ben Shapiro, le petit caporal millennial de la guerre culturelle ; The Daily Caller de Tucker Carlson, également star de Fox News et sergent-chef de l’ultra-conservatisme, promis à un avenir présidentiel si son maître venait à disparaître ; et enfin Dinesh D’Souza, un cinéaste propagandiste totalement inconnu hors des frontières mais dont les documentaires complotistes cartonnent dans les cercles conservateurs.
Il faut pour terminer mentionner la culture évangélique, originellement très éloignée de Trump, un socialite libertin new-yorkais ressemblant au cruel Tom Buchanan de The Great Gatsby, mais sur laquelle il s’est appuyé pour prendre le pouvoir (et pour tenter de le garder, tout en les méprisant en privé). Il existe là aussi toute une culture qui échappe à nos radars européens mais qui nourrit spirituellement des dizaines de millions de personnes aux Etat-Unis. Ce sont des mega-churches par centaines, des groupes de christian rock (et même hip-hop avec Kanye !) vendant des disques par millions, des films chrétiens qui se fabriquent hors d’Hollywood et qui touchent un vaste public captif – sans que vous n’en entendiez jamais parler si vous ne faites pas partie de la cible. Toutes les études montrent que les évangéliques constituent désormais la base électorale de Trump, et c’est à cette base qu’il s’adresse, lorsque, en plein Black Lives Matter, le 1er juin, il brandit une Bible devant la St John’s Church, sans dire mot. “Il n’a pas besoin de parler, le message passe tout seul”, comme l’explique Jared Yates Sexton, spécialiste des liens entre religion, exceptionnalisme et racisme aux Etats-Unis (American Rule, Penguin Random House, 2020).
Le complotisme comme cheval de bataille
Tous ces médias, relativement récents (leur nombre et leur audience ont explosé depuis une dizaine d’années seulement), participent d’une droitisation extrême du débat public. Et Trump s’est appuyé sur eux pour prendre le pouvoir, tout en leur rendant la pareille en les retweetant ou en en faisant la promotion auprès de ses fans. Mais pire qu’une droitisation, il s’agit d’une vision alternative de la réalité. Phénomène indissociable du trumpisme, le complotisme s’est ainsi mué en véritable contre-culture. Il s’y est lui-même engouffré dès 2008, lorsqu’il a pris la tête du mouvement “birther” qui clamait, de façon mensongère, que Barack Obama n’était pas né sur le sol américain (à Hawaï), mais au Kenya, et n’avait donc pas le droit d’être président, comme le stipule la Constitution. Depuis, il n’a cessé d’avoir recours à cette rhétorique, y compris contre les siens (Ted Cruz, candidat malheureux à la primaire de 2016, fit lui-même les frais du “birtherism”).
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Une fois élu, avec l’appui de son éminence grise Steve Bannon, animateur de l’alt-right, idéologue millénariste passé roi dans les techniques de manipulation des masses, il a passé son mandat à souffler sur les braises complotistes, dans le but de déstabiliser ses adversaires politiques (Hillary Clinton, Barack Obama, aujourd’hui Joe Biden). Tandis que W. Bush avait soudé la nation contre un ennemi extérieur, l’Axe du mal, pour Donald Trump, l’ennemi est d’abord intérieur : c’est le “Deep State” et ses agents subversifs qu’il faut abattre (recyclant une vieille marotte de son maître Nixon). L’avant-garde de ce combat messianique s’incarne désormais dans la métathéorie QAnon, née dans les bas-fonds de l’Internet en 2017, en passe de devenir mainstream, y compris en France, et qui vise (pour résumer) à décapiter une conspiration démocrate, pédophile et sataniste au plus haut niveau de l’Etat (profond donc). Les adeptes de ces théories (apparemment 36 % des Républicains concernant QAnon) tendent à fonctionner en vase clos, de plus en plus clos.
Les fictions totales de Trump
Reste une question essentielle : pourquoi cela fonctionne-t-il ? Comment de telles fantasmagories, comment des positions aussi irréconciliables, tiennent-elles ensemble ? Comment les puritains du Parti républicain en viennent-ils à soutenir un homme dont l’avocat dit avoir donné 130 000 dollars à une femme, la pornstar Stormy Daniels, en échange de son silence (elle dit avoir eu une relation extraconjugale avec Trump) ? Dork Zabunyan déconstruit brillamment, dans un essai récemment publié – Fictions de Trump, puissances des images et exercices du pouvoir (ed. Le Point du Jour Éditeur) – ces “fictions” que le 45e Président des Etats-Unis, maître de l’affabulation et “acteur redoutable”, a élaborées jusqu’à bouleverser notre perception même de la réalité. Non seulement en s’appuyant sur les mythes du self-made man ou du “con man”, précédemment cités, mais en développant une véritable “stratégie de camouflage des faits” qui s’appuie essentiellement sur la puissance des images. “Maître de la distraction”, comme l’a dénommé son ancien conseiller en communication John Bolton, il a su créer un monde parallèle, préférable au monde réel, dénié et remplacé donc par ses fictions. “La fiction, rappelle le philosophe Jacques Rancière que cite Zabunyan, n’est pas forcément l’invention d’êtres imaginaires mais la construction d’un cadre au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçues comme appartenant à un monde commun.”
Ce socle culturel est commun à tous les sympathisants du président-milliardaire, au-delà des antagonismes qui les caractérisent. La grande force de Trump, explique aussi l’essayiste, c’est de “ne pas rompre avec l’homme de spectacle qu’il était auparavant, et même de continuer à l’être davantage”. D’où le défi majeur qu’il pose à ceux qui tentent de le ridiculiser, de le rabaisser par la satire : il l’a déjà intégré, et rien ne peut rivaliser avec son propre show. A peu près tout le monde s’accorde ainsi à dire qu’il a tué la comédie politique. Ces fictions s’élaborent, poursuit Zabunyan, via certains outils audiovisuels et technologiques qui constituent autant de “rituels” politiques – de cette surabondance de tweets “instaurant une forme de présent perpétuel” jusqu’aux mises en scène télévisées en passant par une “érotisation du pouvoir, qui puise dans le registre de la téléréalité”. Le “double corps du roi”, pour reprendre la terminologie de Kantorowicz, ne se situe plus du côté de l’élégance d’un JFK et ses “conquêtes” innombrables, mais du pornographique, de son anatomie que le président évoque publiquement, de sa santé physique sans cesse mise en avant.
Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact réel, à long terme, de cette culture trumpiste sur la société américaine. Mais quel que soit le résultat de l’élection, même si son promoteur devait perdre, il est d’ores et déjà certain que ce qu’il incarne ne disparaîtra pas avec lui. Le mal est fait.
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