Fraîchement adaptée sur la Switch sans trop de compromis techniques, la dernière version de la reine des séries de jeux de stratégie profite pleinement de la nature hybride de la console de Nintendo. Follement complexe et pourtant accueillante, la simulation est aussi un petit théâtre historique tout à fait fascinant.
Au début, on est un peu perdu. Il faut avouer, même si c’est légèrement la honte, que l’on débarque en terre quasi inconnue. Même les gens les plus savants, même les spécialistes supposés d’un domaine donné ont parfois des trous dans leur culture personnelle. Certains n’ont jamais vu L’Aurore de Murnau, jamais lu Proust, jamais écouté sérieusement les premières disques de Bob Dylan. En ce qui nous concerne, l’un de ces gouffres – il y en a d’autres – a pour nom Civilization.
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Pas d’excuse : la série dont le père Sid Meier fut, tel Frank Capra au cinéma, l’un des premiers concepteurs de jeux vidéo a avoir son ”nom au-dessus du titre” (sur les boîtes, sur les pubs…) règne depuis 1991 sur le genre de la stratégie au tour par tour. Pas d’excuse, si ce n’est peut-être celle-ci : à quelques adaptations près, surtout pour les premiers volets, Civilization reste majoritairement une saga PC (ainsi que Mac), et on avoue une préférence pour les machines spécifiquement conçue pour le jeu. Et voilà que, comme quelques autres titres occidentaux se pratiquant historiquement davantage sur ordinateurs que sur consoles (Diablo III, Football Manager…), Civilization fait son arrivée sur la Switch. L’occasion semblait idéale pour se lancer enfin.
Rien ne presse
Les premières heures, on est un peu perdu, donc, mais aussi, bizarrement, déjà conquis. Et pas trop intimidé par la richesse de ce jeu qui nous confie le destin d’une civilisation de notre choix (aztèque, égyptienne, romaine…) durant plusieurs millénaires virtuels. A nous de la conduire sur la voie de la victoire militaire, culturelle, scientifique ou religieuse en jonglant avec la multitude de paramètres à notre disposition (construction d’équipements, développement de technologies, choix du type de gouvernement, relations avec les villes et États voisins, actions de nos unités de guerriers, bâtisseurs ou colons…) Pour tout maîtriser – à supposer que ce soit possible –, il faudra faire beaucoup de parties, sachant que chacune peut facilement durer plus d’une dizaine d’heures. Mais, là où certains jeux, notamment de stratégie, semblent vouloir d’emblée afficher leur complexité au risque de perdre les joueurs les moins courageux, Civilization VI distille élégamment ses possibilités au cours des premières heures.
L’impression générale est que rien ne presse, qu’entre Civ (son petit nom, pour les intimes) et nous, l’histoire ne fait que commencer et qu’on aura bien le temps d’apprendre (de nos échecs, notamment). Plutôt qu’une menace – celle de devoir douloureusement trimer pour y arriver –, ses multiples possibilités font figure de promesse. Il nous reste tant de choses à découvrir… Cette manière de se donner, progressivement mais sans tricher, contribue à faire du système de jeu un fabuleux spectacle en lui-même : il n’est pas du tout indispensable de pénétrer ses arcanes pour commencer à admirer Civilization VI.
Le joueur comme metteur en scène et spectateur
La deuxième révélation survient un peu plus tard, quelque part entre le cinquantième et le centième tour (sur un maximum de 500 avec les réglages de base). Civ VI n’est pas vraiment, ou pas seulement, un jeu de gestion (de nos ressources, du temps…) et de conquête : c’est du Shakespeare (au style cartoon, certes) autant qu’une partie de Risk assistée par ordinateur, une pièce de théâtre dont le joueur serait à la fois le metteur en scène et le premier spectateur, mais pas tellement l’acteur. Logique : ce n’est pas un jeu d’action. Ou, plus précisément, c’est un jeu dans lequel les actes et leurs conséquences sont décalées dans le temps. La logique du tour par tour est là : on décide (de lancer la construction d’une bibliothèque ou d’un lieu de culte, d’apprendre l’écriture ou la navigation sur notre “arbre des technologies”…), puis on attend, parfois assez longtemps, de voir ce que cela produit.
L’un des grands plaisirs de Civilization VI est là : dans la relative autonomie des habitants de notre cité-Etat en construction qui, soudain, devant un joueur redevenu passif après la fin de son “tour”, s’animent et profitent de ce qu’il a bâti et organisé pour eux ou, au contraire, lui font savoir que, vraiment, tout ça ne va pas du tout et qu’il serait grand temps de penser un peu plus à eux. Ce que l’on fait tant bien que mal, mais sans toujours avoir les moyens de nos ambitions et sans non plus que le monde du jeu ne se plie forcément à nos intentions. Car, à part pour les joueurs les plus expérimentés, triompher à Civilization, ce n’est pas tout contrôler. Ce serait plutôt ruser, avoir quelques coups de chance, passer entre les gouttes et parvenir à nos fins malgré les limites de notre maîtrise. Il n’est pas impossible que ce soit encore plus satisfaisant.
L’atout portable
Et cette adaptation à la Switch ? Techniquement, elle tient largement la route, ce qui n’est pas toujours le cas des titres de ce type, très gourmands en ressources et en puissance de calcul – cf l’accident Cities Skyline. Surtout, tous les jeux longs dont l’expérience peut aisément se découper en sessions courtes, Civilization VI gagne énormément à se pratiquer sur une machine portable, vite allumée et vite mise en pause après quelques tours, un ou deux changements de priorité et éventuellement un combat contre une bande de barbares qui rôdaient dans le coin. On notera juste que Civ VI sur Switch est privé du mode multijoueurs en ligne présent sur les autres machines et que certains de ses avantages devraient être partagés par la version iOS, que l’on n’a pas essayé. Au début, on était donc un peu (beaucoup) perdu. Aujourd’hui, beaucoup de choses nous échappent encore dans ce petit théâtre historique et politique et philosophique qui veut bien nous accompagner partout. Tout bien pesé, ce n’est pas plus mal. Et tant mieux aussi s’il nous rend un peu fou.
Civilization VI (Firaxis / 2K Games), sur Switch, environ 50€
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