La vente à la sauvette, en pleine rue, est un phénomène ancien qui s’est développé sur de nombreux territoires, générant des profits confortables pour les réseaux criminels qui la pratiquent. Néanmoins, tous les trafiquants ne semblent pas prêts à jouer à attrape-moi si tu peux avec les forces de l’ordre. Conséquence : un autre canal de distribution, plus discret cette fois, s’est développé pour écouler les cigarettes illégales, celui des commerces de proximité
Barbès, un quartier du XVIIIe arrondissement de Paris, bien connu pour la revente de cigarettes qui y a lieu quotidiennement, en pleine rue mais pas seulement. D’un air décontracté, il plonge sa main dans un discret tiroir pour en sortir deux cigarettes et lance naturellement : « tu ne veux pas plutôt ça ? ». L’épicier parisien devait nous rendre un euro, il nous offrira en échange deux cigarettes au goût amer et à l’épaisse fumée, d’un célèbre fabricant. Impossible d’en vérifier la provenance ou l’authenticité. Dans cette épicerie, comme dans plusieurs autres de la capitale, les employés proposent aux clients de leur rendre la monnaie en cigarettes à l’unité. Un phénomène qui s’accélère passé les heures d’ouverture des buralistes officiels.
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Ce mode de distribution et les tarifs appliqués rappellent les méthodes révélées dans une vidéo en caméra cachée de BFMTV. On y voit un journaliste se rendre dans une épicerie de quartier pour acheter des cigarettes à l’unité. Ici, le prix est de 60 centimes, et les cigarettes sont échangées de la main à la main « pour rendre service », explique le commerçant conscient des risques encourus.
Barbès : des cigarettes au coin de la rue et dans les commerces
À Barbès, le phénomène n’est pas nouveau et ne semble pas surprendre les habitués de ce haut lieu parisien de la revente de cigarettes à bas prix. « Depuis le début des années 2000, de nombreuses épiceries pratiquent cette revente illégale », nous confirme Jean-Raphaël Bourge, président d’Action Barbès, une association regroupant initiatives locales, collectifs d’habitants, établissements et acteurs culturels. Ayant observé le développement de ce réseau de revente parallèle, qu’il décrit comme « généralisé », il rappelle que ce système « relève plus souvent de la dépanne pour ces commerces qui y voient une autre source de revenu tout en profitant de la fermeture des buralistes ». Avant d’ajouter que ce mode de revente cible le plus souvent des individus « achetant à l’unité, le paquet étant trop cher ».
Passés les horaires d’ouverture des débitants officiels, un paquet peut coûter jusqu’à cinq euros de plus chez les commerçants ouverts la nuit, comme nous avons pu l’observer à Barbès. « Dans tous les cas, on est nombreux à le faire, mais pas en grosse quantité parce qu’on ne risque pas les mêmes choses que ceux qui vendent dans la rue. Eux sont dans les trafics et revendent ça pour rien, nous on profite de la fermeture des buralistes pour monter les prix. Ce sont des gens qui ont bu et ne réfléchissent pas trop au prix. Ils veulent juste fumer… », explique gêné un marchand du quartier. L’homme originaire d’Algérie nous confie également que « quelquefois on peut faire des rabais s’il [le client] vient du bled « .
Un second commerçant, lui aussi d’origine algérienne, nous en apprendra davantage sur l’organisation de ce trafic : « nous sommes tous nés en France, mais nous avons tous de la famille qui est restée en Algérie. Plus que nous, c’est elle qui fait régulièrement des allers-retours et en profite pour nous en ramener. Des fois, ce sont des amis d’amis qui ont envie de se faire un peu d’argent de poche au passage ». En effet, le différentiel de prix entre la France et l’Algérie (un paquet coûte environ 1,70€ chez les buralistes algériens) est propice à l’établissement d’un trafic lucratif entre les deux pays.
Cet esprit de la dépanne n’a pas seulement gagné les épiceries de nuit. Fréquemment délaissés par les enquêtes, les hôtels peuvent parfois être de ceux qui écoulent, discrètement mais sûrement, des cigarettes sur le marché parallèle. Le propriétaire d’un hôtel de Barbès confie sous l’anonymat qu’il n’hésite pas à vendre « des paquets de clopes, ramenés par des cousins de l’étranger, à des clients, tard le soir. A titre de dépanne pour qu’ils reviennent ». L’hôtelier révèle également que les prix sont loin d’être fixes : « pour les clients que je ne connais pas c’est beaucoup plus cher », concède-t-il.
Bien que Barbès et ses environs concentrent un nombre important de commerces écoulant des cigarettes illicites dans la capitale – comme le confirme la carte dressée par Street Press – le quartier du nord parisien n’a pas le monopole de cette pratique.
L’ensemble du territoire est concerné
À Marseille la situation du marché parallèle de tabac est préoccupante. Selon un article de La Provence, 55,1 % des cigarettes consommées dans la ville ne proviendraient pas du réseau officiel des buralistes. Pour lutter contre ce trafic, qui utilise notamment les commerces de proximité, un groupe spécialisé surnommé « débit-de-boisson » a été mis en place en 2012. Comme l’explique David Brugère, commissaire de police à Marseille, plus que les recoins sombres des bars, ses intérêts se portent sur « tout type de commerce comme des épiceries ou des fast food ». Habitué à démanteler les réseaux de vendeurs de rue, il reconnaît que « les commerces de proximité sont beaucoup plus faciles à surveiller, et à attraper que les vendeurs à la sauvette. » Mais pour repérer les fraudeurs, la tâche est complexe : « on les découvre sur dénonciation, ou alors au hasard d’une personne qu’on attrape et nous déclare le lieu de l’achat, ou encore un contrôle inopiné », raconte l’intéressé. Pour faciliter la détection des fraudes, les douanes ont d’ailleurs mis en place les « fiches tabacs », une procédure en ligne permettant aux buralistes de dénoncer auprès de leurs services toute suspicion d’activité de contrebande.
À Lille, les douaniers m’ont présenté le cas d’une saisie de tabac de 14 kilos, réalisée ce matin suite à un message d’un buraliste qui nous a signalé un trafic sur #Facebook. Les « fiches tabac », ça marche @LesBuralistes
— Rodolphe Gintz (@gintz) December 7, 2018
Avec la filière des commerces de proximité, on comprend que le travail des policiers marseillais s’éloigne des enquêtes visant la vente à la sauvette. Comme le décrit David Brugère, ces dernières sont souvent structurées autour de réseaux complexes : « une fois débarquées en France, les cigarettes rejoignent généralement un réseau de revente structuré comme celui des stupéfiants. Vous avez les grossistes, les semi-grossistes, les revendeurs… » Avant de poursuivre : « les cigarettes relèvent d’une délinquance d’opportunité. Ils [les clandestins] arrivent en France, et ont besoin de subsister. Mais après, ce sont les mêmes qui demain peuvent faire un vol à l’arraché ou un cambriolage. En moyenne deux fois par an, des conflits éclatent entre groupes rivaux pour des questions de territoire. Ca ne se règle pas à la kalachnikov, mais au sabre ou au couteau… « . Le policier fait ainsi référence aux événements à deux quartiers marseillais : les puces des Arnavaux (15ème arr.) et le marché des capucins à Noailles (1er arr.) où la revente se fait ciel à ouvert, et aux pieds des caméras. Son commentaire évoque également les violents affrontements entre bandes rivales, en juin dernier, dans le quartier Figuerolles à Montpellier, comme le rapportait France Bleu Hérault.
Dans la majorité des cas impliquant des commerces de proximité, il s’agit d’un trafic beaucoup moins visible et qui ne repose pas sur les importants réseaux criminels décrits précédemment. Comme nous avons pu le constater, les saisies réalisées par les autorités se comptent le plus souvent en centaines de paquets, achetés moins cher à l’étranger. Les détaillants agissent le plus souvent seul, par souci de discrétion, et stockent les cigarettes de contrebande dans les endroits les plus improbables (dans des imprimantes, des congélateurs, dans des packs de bière…) comme l’évoque un récent article de l’Indépendant relatant une opération douanière à Lunel.
Un double enjeu économique et de santé publique
Bien que le phénomène soit encore difficilement quantifiable, la douane française, interrogée dans le cadre de cet article, reconnaît la problématique de la revente de cigarettes via les commerces de proximité. Dans le cadre de son plan global de renforcement de la lutte contre le commerce illicite du tabac, l’institution a engagé une offensive contre ces pratiques : « Des actions en Comités Opérationnels Départementaux Anti-Fraude (CODAF) sont menées sur ce sujet et ciblent des commerces qui vendent illégalement des cigarettes. Ces actes constituent une infraction au monopole de vente du tabac et sont réprimés sur le plan fiscal et pénal (amende et prison en cas de récidive) », précise un représentant des douanes.
Si l’administration des douanes a engagé un plan de renforcement de la lutte contre le commerce illicite du tabac, c’est avant tout pour endiguer un phénomène devenu préoccupant. Comme le rappelait récemment France 3 PACA, « la France reste numéro 1 du trafic de cigarettes en Europe ».
Pour expliquer l’évolution de la situation, Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes évoque « l’absence d’une politique tarifaire cohérente et commune entre les pays de l’Union européenne. On a créée de facto un appel d’air pour la commercialisation illégale d’un produit moins cher à l’étranger. » Rappelant par ailleurs que les trafiquants de tabac font office de nouveau-nés dans le milieu de l’économie informelle et qu’ils étaient quasi inexistants au début des années 2000.
Santé des jeunes
Mais au-delà de la problématique économique, la revente de cigarettes via les commerces de proximité s’accompagne d’un enjeu de santé publique. Le faible prix des cigarettes à l’unité « permet à des jeunes de se procurer une cigarette où ils veulent et quand ils veulent. Ce qui a pour effet d’augmenter la dépendance au tabac », affirme Albert Hirsch, Vice-président de l’alliance contre le tabac. En effet, la législation française interdit la vente de cigarettes pour les moins de 18 ans.
Pourtant cela ne semble pas arrêter les commerçants s’adonnant au commerce illicite de tabac, comme nous le confirme un élève de 17 ans du lycée Jacques Decour (IXe arrondissement) : « On y va justement parce qu’on sait qu’ils ne nous demanderont pas notre âge, et qu’on préfère se prendre une ou deux clopes le midi plutôt qu’un paquet entier ». Un sujet pris très au sérieux par les services de police, comme le rappelle David Brugère : « on cible [les commerces] autour des écoles où la revente à l’unité se fait souvent auprès des collégiens et lycéens. »
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