Pour mieux dévoiler les rouages de l’oeuvre la plus énigmatique du siècle, le sociologue Bernard Lahire zoome sur certains aspects de la vie de Kafka. Impressionnant.
Depuis Proust et son cinglant Contre Sainte-Beuve, l’affaire semblait entendue : “L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne.”
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Autrement dit, une oeuvre ne reflète pas la vie de son auteur et ne peut se juger à l’aune des qualités ou des défauts de son créateur.
Sinon, Céline, collabo et antisémite, n’aurait commis que de la littérature exécrable et, inversement, l’autobiographie de soeur Emmanuelle pourrait être considérée comme un chef-d’oeuvre.
Aussi, chercher aujourd’hui à percer les mystères de la création littéraire en triturant le matériau biographique revient un peu à s’obstiner à expliquer la création du monde grâce à la Bible et donc à opter pour une interprétation a priori simpliste.
C’est pourtant le défi que relève de façon très convaincante le sociologue Bernard Lahire en s’attaquant à l’une des oeuvres les plus énigmatiques du XXe siècle, celle de Franz Kafka.
Au coeur de son essai, une interrogation persistante : “Pourquoi Franz Kafka écrit-il ce qu’il écrit comme il l’écrit ?”
Si Lahire admet que l’approche biographique d’une oeuvre a trop souvent péché par excès de caricature ou d’approximation, il estime cependant qu’une analyse sociologique de la littérature n’est pas vouée à l’échec.
A condition, notamment, de dépasser le “maître”, Pierre Bourdieu, et sa théorie du “champ littéraire” élaborée dans Les Règles de l’art, qui réduit l’écriture à un “jeu” entre les auteurs : les choix esthétiques de chacun seraient motivés par la tentative, en se distinguant de l’autre, d’occuper une position dominante.
Lahire s’impose donc d’élargir considérablement le “champ” de son investigation en puisant dans toutes les disciplines (histoire, théories de l’art et de la littérature, philosophie…) afin de dévoiler “la manière dont un auteur transpose une partie de ses expériences sous forme d’intrigues littéraires”.
L’entreprise est monstrueusement ambitieuse et c’est ce qui la rend si stimulante. Il s’instaure même une forme de suspense au fil de ces 600 pages, car on ne peut s’empêcher de se demander si, au terme de son enquête, Lahire va effectivement réussir à “entrer dans la chair même du texte” de Kafka, tant cela paraît une gageure, voire une provocation : un sociologue peut-il vraiment éclairer d’un jour nouveau une oeuvre déjà surdisséquée par d’innombrables spécialistes de la littérature ?
Pour pénétrer au coeur du labyrinthe de la création kafkaïenne, le chercheur commence par des plans panoramiques et restitue le contexte dans lequel a évolué l’auteur du Procès : la Prague des années 1880-1924 en pleine transformation politique et culturelle, l’antisémitisme qui y sévit, les cercles intellectuels, le rapport ambigu à la langue allemande et à la judéité pour cette génération de Juifs assimilés.
Progressivement, il zoome sur des aspects plus singuliers de la vie de Kafka, comme la relation avec son père tyrannique, son rejet du mariage, son écartèlement entre son travail de fonctionnaire et sa vocation d’écrivain, ses lectures…
A partir de ces faits accumulés avec minutie et systématiquement articulés aux textes de Kafka, Lahire dégage les “problématiques existentielles” de l’écrivain et, à travers elles, donne un sens aux rouages de la “fabrique littéraire” kafkaïenne – le choix des formes courtes, le recours à un style ascétique ou aux métaphores – et montre en quoi Kafka écrit avant tout pour parvenir à une connaissance de soi.
Le formidable travail d’élucidation de Bernard Lahire renouvelle en profondeur la connaissance d’un auteur dont on croyait déjà tout savoir, ou presque.
Franz Kafka – Eléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte), 636 pages, 27€
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