[Hors série Cheek x Les Inrocks – Plaisir féminin] Où, après des années de vie sexuelle modelée sur les films pornos et leurs clichés machistes, une jeune femme apprend à déconstruire ces vieux schémas et à enquêter sur son propre désir.
Tout commence dans une salle de cinéma du Quartier latin parisien, sur le velours rouge d’un siège de la dernière rangée. American Psycho est projeté. J’ai 16 ans et mon petit ami de l’époque déboutonne mon jean et en dézippe lentement l’ouverture. Il aventure sa main entre mes jambes et presse doucement, par à-coups. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Mon cœur s’emballe, il fait soudainement 50 degrés dans la salle. Je suis Eve croquant la pomme, Pandore soulevant le couvercle de la boîte supposée rester scellée. J’accède à la connaissance. Je découvre le plaisir dans ce frisson qui part de mon clitoris et irradie tout mon corps.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cette puissante sensation inaugure ma vie masturbatoire. Nous sommes en 2000, je n’ai pas encore de téléphone ou d’ordinateur portables. Seuls outils, mon imagination et la précision de mes doigts. Confortablement installée sous ma couette, je pars en quête de cet émoi originel. Je tâtonne, caresse, appuie, cesse, reprends. En vain. Je ne parviens pas à laisser mon corps capituler et éprouve une gêne mêlée de culpabilité. Ma recherche du plaisir solitaire sera mise entre parenthèses durant plusieurs années, laissant à des hommes, bien trop souvent centrés sur leur propre jouissance, le soin de me mener vers la mienne.
2005, j’ai 21 ans et suis détentrice du Graal : un téléphone portable avec accès illimité à internet. Le porno, qui m’était autrefois inaccessible puisque réservé aux supports VHS, DVD et Canal +, s’introduit dans l’intimité de ma chambre. Je commence mon exploration : Pornhub, RedTube, YouPorn – différentes plateformes pour contenus identiques. J’ai la vue saturée d’images de sexes gonflés éjaculant sur des visages jeunes et lisses et de va-et-vient répétitifs et brutaux. Je suis paumée. Curieuse et sidérée à la fois. Je scrolle mais ne m’aventure pas à cliquer sur une des vidéos.
« Le mécanisme est pervers »
Me revient alors en mémoire une scène bien spécifique sur laquelle j’étais tombée sur le câble des années auparavant. Rocco Siffredi se trouve dans des toilettes publiques avec deux femmes. Une blonde, exagérant sa moue de femme-enfant, et une brune, austère, cheveux tirés vers l’arrière et bijoux en perles. La brune se caresse en regardant l’acteur chevauché par la blonde. Toutes deux s’égosillent de plaisir jusqu’à ce qu’il jouisse sur leurs visages désacralisés et réifiés et qu’elles en tirent une satisfaction démesurée.
A ce moment précis, je ne vois pas en quoi cette scène est problématique. Pourquoi le fait que deux femmes, modelées sur un fantasme entièrement masculin, la lolita et la bourgeoise, soient tendues vers le but unique de la jouissance de cet homme fessant et agrippant relève d’un schéma patriarcal et toxique. A ce moment précis, je ne sais pas que je vais calquer nombre de mes comportements sexuels sur cette imagerie. Je suis alors simplement impatiente à l’idée de retrouver cette scène qui m’avait laissée avide et échauffée. En tapant deux mots-clés, je la débusque et atteins mon premier orgasme en me masturbant.
Le mécanisme est pervers. Pour la première fois, j’atteins l’orgasme seule et le vis comme une forme de libération, mais les représentations associées à ces orgasmes sont réductrices et dégradantes. La dissonance entre mon excitation et la conscience enfouie du caractère malsain de ces scènes me laisse à chaque fois un sentiment de dégoût après avoir joui.
>> A lire aussi : Le porno du futur est éthique et vient de Berlin
La répétition de ces images formatées qui se succèdent dans le temps, ce continuum de sexes tendus, de morceaux de femmes, leurs visages, le sperme qui gicle dessus, dans leurs yeux et leurs bouches perpétuellement ouvertes, inscrivent au plus profond de mon univers fantasmagorique ces logiques de domination. Lorsque je sélectionne une vidéo, je ne me tourne plus que vers ces clichés de brutes épaisses qui tirent les cheveux pour cambrer le dos des femmes, enfournent leurs queues sans ménagement où bon leur semble et se terminent sur elles, réceptacles vidés de toute humanité ou désir propre. C’est efficace. Je jouis en trois minutes. J’ai pris le pli.
Ma vie pornographique influence à l’évidence ma sexualité. Les images que mon cerveau associe au plaisir me conditionnent un peu plus à mettre ma personne au service du plaisir des hommes tout en occultant le mien. Avec mes partenaires, rares sont les moments où je lâche véritablement prise. Et même lorsque je suis au bord, je me vois jouer, je me vois reproduire les moues, les positions, les gestes de ces actrices. Je n’exprime pas mes désirs. Et puis quels sont-ils ? En ai-je même ? Je ne suis que réactions face au désir des hommes. Il ne vient pas de moi ce désir, il vient comme une réplique à l’envie que l’homme a de moi. Je jouis peu. Et quand je jouis, c’est uniquement lorsqu’il jouit. Mon plaisir plaqué au sien.
“You like that, hun?”
Il a fallu que j’approche de la trentaine pour engager mon éveil féministe et ma “déconstruction”. Progressivement, j’ai questionné plus en profondeur ma sexualité et mon rapport au porno. Je ne pouvais plus me voir emprunter les mêmes chemins, mettre en place les mêmes mécanismes sans chercher à décortiquer les mobiles de mes comportements. J’ai alors fait des recherches et ai découvert les pornographes féministes : Olympe de G., Erika Lust, Tristan Taormino. Un porno débarrassé du male gaze, loin des clichés de la sexualité mise en scène par les hommes, pour les hommes.
Oui mais voilà, mes pensées érotiques étaient déjà entièrement colonisées par le schéma mainstream. J’ai tenté quelques vidéos de Lust ou d’Olympe, mais rien à faire, le porno féministe ne me procurait aucune excitation. Pas le moindre début d’un frisson charnel. J’avais besoin de voir apparaître à l’écran l’acteur Alpha qui allait utiliser, plus ou moins violemment, la jolie – très – jeune femme pour sa jouissance et la (me) gratifier de ses grognements et de ses “You like that, hun?”. Se concentrer sur l’orgasme de la femme ne me stimulait tristement pas. J’avais besoin de percevoir le désir de l’homme uniquement, son désir écrasant, prenant tout l’espace et invalidant la subjectivité de la ou des figures féminines.
J’étais dans une impasse. J’avais clairement conscience des ficelles de mon aliénation mais ne pouvais m’en défaire.
Je n’avais pas idée que mon épiphanie pornographique m’attendait au détour d’un post Instagram. Voxxx. Cinq lettres sur le point de dynamiter mes vieux schémas enracinés. La description de la page parle de “jerk off instructions”, de la masturbation guidée, en format audio. Je fais défiler les vignettes affichant des phrases extraites de leurs différents épisodes. Je suis intriguée mais reste dubitative. Aucune chance que ça me fasse décoller. J’ai déjà accepté mon sort, je suis condamnée au porno traditionnel et à son arrière-goût faisandé.
Un soir pourtant, je repasse sur la page Instagram du podcast et me laisse tenter, sans attente, et en prédisant intérieurement la fermeture du fichier audio après quinze secondes d’encéphalogramme plat. Je place mes écouteurs. Une voix féminine susurre une phrase d’introduction : “Invitation au plaisir pour clitos audiophiles.” Un sourire sceptique se forme au coin de mes lèvres. Je choisis un épisode dont le scénario mentionne deux hommes. Et moi. Un choix probablement guidé par mes habitudes relatives au porno mainstream. J’imagine être prise en charge par deux hommes dominants. Considérée comme une femme objet. C’est familier. C’est rassurant. A cela près que le scénario qui va se jouer n’a absolument rien en commun avec celui dont je suis coutumière.
Une relation d’égal à égal
Je me retrouve au centre d’une séquence électrisante. Lorsque les hommes du porno mainstream sont en réalité aussi désincarnés que les femmes qui y sont représentées – de simples symboles de puissance et de capacité à assujettir –, ceux du podcast que je viens de démarrer ont de l’épaisseur. Leurs voix, leurs mots envahissent l’espace de ma pensée et de ma chambre. Je ne peux me raccrocher à des images et ils n’en ont pourtant que plus de relief. Ils sont palpables. Ils sont dans mes oreilles. Ils sont dans mon lit.
Mais au-delà du média, la véritable révolution réside dans le contenu. Adulée, chouchoutée, complimentée, il n’y en a que pour mon plaisir. Le mien. Au centre. Un plaisir essentiel, qui provient de mon être et n’est pas uniquement la conséquence du plaisir que je procure à un homme. A tour de rôle ou conjointement, les deux personnages masculins s’emploient à faire tressaillir la bienheureuse auditrice et à la mener à l’orgasme. Se débarrasser des images est libérateur, mon imagination bouillonne, je suis enveloppée par leurs voix fiévreuses. Zéro humiliation, zéro domination. Une relation d’égal à égal. Le ton bienveillant n’en est pas moins torride. Il ne me faut pas plus de quelques minutes pour arriver à la jouissance. Le rouge aux joues, désorientée et remplie d’étonnement, je suis prise d’un léger rire. Un rire libérateur en lieu et place de la feue mortification qui me traversait après avoir visionné un porno traditionnel.
Au-delà de cette réconciliation avec ma vie pornographique, c’est plus largement avec ma sexualité que je me sens davantage en harmonie. Le porno que j’avais pris l’habitude de regarder m’avait bridée. Mon plaisir était secondaire. Ne pas faire jouir mon partenaire était vécu comme un échec. A présent, je cherche à décharger le sexe de toute pression de performance, à réinjecter une forme de ludisme, de légèreté, et surtout à revaloriser mon plaisir. A me revaloriser. Je repense à l’adolescente de 16 ans qui découvrait le caractère brut et sublime de sa force sexuelle dans cette salle de cinéma parisienne, force mise sous scellés, et lui promets un grand chambardement.
Le porno traditionnel n’émerge pas ex nihilo, il est l’une des multiples manifestations du système patriarcal. Les hommes exercent leurs privilèges dans tous les domaines de la vie publique, mais aussi ceux de la sphère privée. La sexualité ne fait pas exception. Elle est un lieu de pouvoir. Revendiquer le droit à son plaisir, c’est se réapproprier le pouvoir qui nous a été confisqué. Des militantes comme Olympe de G. (à l’origine du ô combien salvateur podcast Voxxx ; lire son portrait p. 48 – ndlr), Dora Moutot, Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles de Clit Révolution et bien d’autres nous offrent des outils de connaissance et de pratique pour se réaliser sexuellement, sans entrave. Je vous invite à vous en servir.
>> A lire aussi : Un bon porno est-il possible ?
{"type":"Banniere-Basse"}