Sept jours sans boire, c’est loin d’être un exploit. C’est pourtant suffisant pour faire un point avec l’alcool et observer ses répercussions sur nos jours et nos nuits, notre entourage aussi.
Mardi 24 mars, jour 1
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9h30, boulevard Richard-Lenoir, Paris. Je me traîne jusqu’aux Inrockuptibles. Une douche, une aspirine et deux cachets de citrate de bétaïne n’ont servi à rien : j’ai le sentiment très désagréable d’avoir un tomahawk planté à l’arrière du crâne, une « languasse » phénoménale qu’il faudrait essorer deux heures dans l’eau claire et des yeux rouges comme si j’avais fait Metz-Paris en mob et sans lunettes.
La soirée d’hier a été redoutable : une fête pour les 30 ans d’un ami, commencée dans une pizzéria (six bières de marque italienne), poursuivie à la terrasse d’un bar (trois coupes de champagne, deux vodkas tonic, un gin tonic), et conclue au Baron, la boîte de nuit du VIIIe arrondissement (trois cocktails « Le Baron », deux vodkas tonic) ; le retour en taxi a été difficile, la tête penchée par la fenêtre grande ouverte à marmonner une chanson de Bernard Lavilliers qui passait à la radio. Là-dessus, quatre heures de sommeil grand max.
Rue Saint-Sabin, 10 heures, à cent mètres du journal. Check dans la vitrine d’un magasin de baignoires : un peu rougeaud mais ça va. Je m’enfile une dose de chewing-gums à la menthe à déboucher un évier. J’entre dans le hall des Inrockuptibles en silence et j’attrape un café « long » plus un Coca light.
Je m’assois à mon bureau et j’entends : « Sianko ! » C’est Bernard Zekri, le directeur de la rédaction. J’entre dans son bureau à pas lents. « Hello Bernard », je dis entre mes dents. « Sianko, on va faire un sujet ‘génération gueule de bois’ pour le numéro du 20 juillet. Ça te tente ? » « Ben, euh. Je pourrai peut-être faire une semaine sans boire, voir ce que ça donne ? » Vendu.
Je retourne à ma place, j’ouvre Google et je tape « Une semaine sans boire de l’alcool. » Parmi les premières occurrences, le site des Alcooliques anonymes, avec un test : « Avez-vous un problème avec l’alcool ? » Première question : « Avez-vous déjà résolu d’arrêter de boire pendant une semaine ou deux, sans pouvoir tenir plus que quelques jours ? » Challenge. Je mets la photo d’un pack d’eau minérale en image de profil Facebook, je termine un ou deux papiers en cours et j’imprime des enquêtes sur la consommation d’alcool des Français que je lirai tranquillement demain. Une aspirine sur les coups de 15 heures, retour chez moi vers 19 heures, appel d’un copain. « Dis, on fait un truc samedi ? » J’explique en préambule que je ne vais pas pouvoir boire, que c’est pour le boulot. « Bon ben, rappelle quand t’auras fini ton sujet, alors. » On rigole. 23 heures, je me couche, j’ai du mal à dormir. Je rêve qu’un type habillé en judoka me suit dans les rues de Paris en me demandant si j’ai un souci avec l’alcool.
Mercredi 25 mars, jour 2
8h13, gare du Nord, direction Londres pour la conférence de presse de l’ex-Oasis Noel Gallagher. Je lis les documents imprimés la veille, dont une enquête de référence réalisée en juin 2002 par l’institut Sorgem. J’apprends que sans jamais boire au déjeuner, sans jamais boire chez moi, mais qu’en sortant, allez, disons deux ou trois fois par semaine et en me rafraîchissant un peu avec mes amis, disons six verres d’alcool en moyenne (trois bières, trois vodkas tonic), je fais partie – sans en avoir trop l’air – des 4 millions de buveurs excessifs que compte notre pays (grâce à Dieu, je ne fais pas partie des 2 millions d’alcooliques).
Chaque année en France, explique l’enquête, 23 000 personnes meurent des conséquences directes d’une consommation excessive d’alcool. Ce fléau touche un homme sur sept. La majorité des hommes questionnés assurent contrôler leur consommation. Certains, surtout parmi les 30-50 ans, admettent être « un peu lents à la prise de conscience ». J’ai 35 ans, c’est probablement mon cas.
Arrivé à Londres, un peu inquiet, je fais le test en ligne que propose le site mis en place par le ministère de la Santé : Alcool Info Service. Je réponds aux questions en toute honnêteté. Le résultat est effrayant : je fais un score de 14, autrement dit, il est possible que je sois « dépendant de l’alcool ».
Il existe deux types de dépendance, l’une « physique », l’autre « psychologique ». La dépendance « physique » fait apparaître « des troubles intenses lorsque la consommation d’alcool est brutalement arrêtée : sueurs, tremblements, tachycardie, anxiété, agitation, crise d’épilepsie ». Je n’ai rien de tout ça. La dépendance « psychologique » se caractérise par « un besoin incontrôlable de boire de l’alcool, alors qu’on a conscience que sa consommation entraîne des problèmes pour soi-même et son entourage ». Avec la dépendance « psychologique », « les troubles physiques n’apparaissent pas en cas d’arrêt de la consommation ». Pour l’instant, je ne ressens aucun trouble : peut-être ne suis-je dépendant que psychologiquement, c’est déjà ça.
La conférence de presse est à midi, mon papier doit être en ligne au plus vite. Je le rédige dans un pub londonien. Au bar, je commande un Coca light à côté de trois types qui s’envoient des pintes. La serveuse ne comprend pas bien ma commande. Je répète, les types se marrent. Je remonte dans le train sur les coups de 16 heures. Arrivée à 20 heures. Ce soir, Les Inrocks organisent un tournoi de baby-foot dans un bar du IXe arrondissement. Plusieurs SMS de collègues. « Viens, on va rigoler. » J’explique que je ne vais pas pouvoir et que je ne peux pas boire. Une collègue me demande si je suis « malade ». J’ai l’impression de me calfeutrer chez moi comme le héros de Trainspotting quand il arrête la came.
Jeudi 26 mars, jour 3
Je suis bon, je tiens le coup. Je me suis levé aux aurores pour aller parler à la radio. Je suis un peu plus tendu que d’habitude. J’ai l’impression d’être un peu contracté, surtout des épaules. J’ai un peu mal à la jambe aussi, j’en rigole avec des collègues à qui j’explique mon sujet : je dis que ça serait dommage de faire une crise de goutte maintenant. L’un deux me répond : « Oh ! là, là ! une semaine sans boire, ça doit faire dix ans que je n’ai pas fait ça. »
Le témoignage est récurrent. En ne buvant pas pendant sept jours, on a parfois l’impression d’accomplir un exploit.
Mon après-midi est consacré à un séminaire du journal sur le bilan de l’année. Il s’achève par un pot. On nous propose du champagne mais je bois de l’eau gazeuse. Je pars plus tôt que les autres. J’achète une bouteille de Coca light, une bouteille d’eau gazeuse et un paquet de tisane « nuit tranquille » – pour la première fois de ma vie, je pense. J’observe que je rentre chez moi beaucoup plus tôt que d’habitude. Je ne décroche pas mon téléphone, je ne réponds pas aux messages que je reçois, je travaille toute la soirée en buvant de la tisane. Super.
Vendredi 27 mars, jour 4
Journée tranquille au boulot, c’est vendredi. Déjeuner de travail à l’eau gazeuse. Je parle de mon sujet. Un collègue me dit qu’on appelle ça le « ramadan breton ». Le week-end arrive, quelqu’un va bien me proposer d’aller boire un coup. A 19 heures, j’ai deux options : une compliquée avec un animal de soirée bien connu de mes services, l’autre avec une amie qui ne boit quasiment pas. Je choisis la plus sûre. Rendez-vous dans un bar près du canal de l’Ourcq.
Elle est avec un copain, chacun boit sa pinte. Je file au bar commander un diabolo, j’éclate de rire en voyant la liste des sirops proposés par le bar : banane, cerise, pamplemousse, mangue, kiwi, mandarine, c’est dingue tous ces parfums. Je fais simple, je prends citron, le type au bar me dit que la limonade est peut-être un peu éventée, il n’en sert pas souvent. Je reste trois heures dans le bar. Je vois l’état des gens se dégrader.
Un type complètement raide, appelons-le Thierry, s’approche de notre table, il a du mal à dire son nom. Il titube, il est musicien, apparemment en tournée. Ses yeux sont vides, il dit à mon amie qu’il veut lui faire l’amour, puis me passe un de ses copains au téléphone qui me demande de lui noter l’adresse de son hôtel sur une feuille. Je retourne me commander un diabolo-citron, je suis le seul client du bar à ne pas commander d’alcool. Je remarque que j’ai l’impression d’être beaucoup plus bousculé que d’habitude, je suis un peu excédé. Le bar me semble minuscule. Je pars aux alentours de minuit, en voyant Thierry assis sur la moto d’un type qui essaie de le faire descendre gentiment.
Samedi 28 mars, jour 5
C’est la journée décisive. Après-midi boulot avec Booba à Boulogne. Au retour, mes deux meilleurs potes, Stéphane et Jérôme*, me proposent de dîner. Je dis que je ne vais pas pouvoir boire, SMS de retour plein de quolibets. C’est le test, c’est avec eux que je sors la plupart du temps. On se retrouve chez Jérôme. J’amène une bouteille de champagne et une bouteille de Coca light que je bois à l’apéro. Alors que Jérôme est à la cuisine, Stéphane me dit que ça fait au moins dix ans qu’il n’a pas passé une semaine sans boire (encore). Un moment il a essayé et a compensé en fumant plus d’herbe, mais il a tenu trois jours. J’essaie de faire des blagues pendant le dîner. « T’es plus marrant quand t’as picolé », me dit Jérôme.
Mes amis boivent un château-lagrange 2003, pour rigoler ils m’ont acheté une bouteille d’eau norvégienne spéciale. « Alors, c’est bon ton eau ? » Ils sont morts de rire. Au bout de quelques verres, Stéphane fait des démonstrations de karaté à côté de la table en attendant le dessert.
Minuit, mon portable sonne. Rendez-vous dans un bar du XVIIIe, où tout le monde est déjà raide, visiblement. Je m’y rends avec Stéphane et Jérôme. Arrivés sur place, les blagues fusent sur ma non consommation d’alcool. Je vais au bar commander un Coca. Le barman, que je connais un peu, éclate de rire en me disant qu’il ne peut pas me servir un truc pareil. Je lui dis que je ne peux pas boire. Il finit par m’offrir la conso en me disant de ne plus jamais refaire ça. Je reste deux heures en terrasse à discuter, je m’amuse moyennement. Je me rends compte que certains de mes amis sont moins drôles que ce que je pensais. Un type que je ne connais pas se fout de moi lorsqu’il aperçoit mon soda.
2 heures, on file chez Moune, une boîte du IXe arrondissement. Je discute avec une fille qui ne boit pas. « Par contre, je prends du MDMA à fond », dit-elle.
3 heures, je sors de la boîte pour prendre l’air. Un jeune type vomit sur un mur, tombe à moitié, ses potes le relèvent. Il doit avoir 21 ans. Je discute avec les videurs, les seuls types clairs de la place. « Franchement, quand tu vois ça tous les samedis, ça te donne envie d’être sobre », me dit l’un d’eux. Un mec ivre mort que je connais s’incruste dans la discussion, il me dit que j’ai l’air en pleine forme à cette heure-ci. Je lui réponds que j’ai décidé de ne pas boire pendant une semaine. Il me demande si je suis alcoolique pour faire ça. Je lui dis que je ne crois pas.
4 heures, je songe à rentrer. Stéphane décide de me suivre. On prend un taxi avec un troisième pote, Jean-Yves. Les deux sont raides, ils finissent par s’embrouiller à propos de qui paie le taxi. Jean-Yves sort du véhicule en claquant la porte et part chercher un Vélib’ en titubant. J’arrive chez moi à Belleville. Stéphane descend aussi, il va prendre un vélo pour finir. Complètement défait, il hésite à y aller à pied, s’appuie contre un mur et crache entre ses jambes. Il s’en met un peu sur la chaussure droite. Parfois, je suis certainement Stéphane ou Jean-Yves, moi aussi. Je rentre chez moi, je me passe le disque de John Grant, un chanteur américain que j’aime bien écouter quand je suis un peu pété. Je me rends compte que c’est un peu chiant, finalement, John Grant.
Dimanche 29 mars, jour 6
Je me lève à 10 heures, je récupère ma copine à la gare, on va aux puces, on déjeune là-bas, on boit un verre (de soda) avec un copain qu’on croise, on se balade dans Paris, je tiens le coup pépère, je passe une très bonne journée. D’habitude, le dimanche, je me lève à 15 heures et je glande tout la journée en jogging. C’est pas si mal, mais bon.
Lundi 30 mars, jour 7
Dernier jour sans boire. Je ne parle plus de mon reportage à personne, je n’ai plus l’impression de faire un truc fou. Je ne suis plus tendu du tout. Il me semble que j’ai perdu du poids. Au bureau, je fais une vanne à une collègue qui suit le foot féminin. Elle me dit : « T’es chiant depuis que t’as arrêté de boire » et ça me fait beaucoup rire. Un ami me propose d’aller boire des verres mardi soir, je lui dis que j’aurai fait sept jours sans alcool, que ça va peut-être me faire du bien quand même. En même temps, j’ai de la tisane à finir.
Pierre Siankowski
(Cet article a été publié initialement en 2011)
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