Les fermes à clics créent un marché noir de la notoriété en vendant du like et du partage. Payer pour doper la popularité d’une marque ou d’un homme politique : la pratique renforce les fake news. Avec des faux comptes de plus en plus difficiles à détecter, elle risque de perdurer.
L’artiste du moment que tout le monde écoute, l’article partagé des milliers de fois en quelques jours ou le nouveau produit si bien noté : voilà le genre de tendances très visibles sur les réseaux sociaux… et qui peuvent être facilement manipulées. Notamment grâce aux fermes à clics.
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Les partages et les likes sont devenus des indicateurs des phénomènes politiques, sociaux et économiques. Le problème : ils ne sont plus si fidèles à la réalité. Il est relativement simple et peu onéreux de se procurer des likes. Sur le site de microservices 5euros.com, un compte propose par exemple de fournir 2000 abonnés Instagram pour 5 euros. Une offre plus prégnante dans les pays émergents, où le prix de la main d’œuvre et de la téléphonie sont peu élevés.
Un jeu de notoriété pour les entreprises
Le 12 juin, la police thaïlandaise découvrait une ferme à clic et dévoilait l’envers des réseaux sociaux. Une ferme peut simplement consister en un ordinateurs et des capacités de hacking. Mais pour certains réseaux chinois, comme WeChat, créer un compte nécessite un numéro de téléphone portable.
Ici, les éleveurs de faux profils ont vu les choses en grand. Dans une maison louée par trois Chinois, près de 500 téléphones posés sur des étagères forment un mur d’écran. Dans des boîtes en carton, 350 000 cartes SIM sont ligotées avec des élastiques. Quelques ordinateurs pour orchestrer le tout et la gonflette a pu suivre son cours.
https://youtu.be/wlWZsuhMzLY
Selon la police locale, les trois Chinois arrêtés manipulaient les statistiques de certaines marques sur la plateforme WeChat. Le réseau compte plus de 800 millions d’utilisateurs à ce jour. Ils peuvent l’utiliser pour commander de la nourriture, acheter des tickets d’avion ou appeler un taxi.
Le dispositif peut paraître absurde mais il est lucratif. À la fois pour les petites mains derrière l’opération : ils auraient été payés 4400 dollars par mois selon la police locale. Mais aussi pour les marques qui ont commandé ces likes comme l’explique Tristan Mendès France, spécialiste des nouvelles cultures numériques :
“C’est un jeu de notoriété. Il est d’autant plus important aujourd’hui que le commerce se fait de plus en plus en ligne et que le consommateur est un peu à l’aveuglette. Les seuls éléments dont il dispose c’est quelque chose qui relève de la popularité.”
Une pratique à double tranchant pour les marques. En agrégeant des faux likes, les entreprises simulent certes une popularité, mais elles se privent aussi d’informations précieuses sur leur clientèle, rendant nulles les statistiques fournies par des plateformes comme Facebook.
48 millions de faux comptes sur Twitter
En 2015, la plateforme de microblogging chinoise, Weibo, lançait une campagne d’éradication de ces « fans zombies ». Mailman Group, une agence spécialisée dans le digital, donnait alors un aperçu de la proportion de faux fans découverts pour certains comptes. Sur ses 10 millions de fans, la chanteuse de pop chinoise Wei Wei en avait perdu 8 millions en une semaine. Le compte de la NBA, 323 000 ; et la compagnie aérienne Spring Airlines, 175 000.
Le problème est loin d’être confiné aux réseaux chinois. Selon une étude des universités de Caroline du Sud et de l’Indiana parue en 2017, Twitter compte 48 millions de comptes “robots” sur ses 319 millions d’utilisateurs. Et en avril, peu avant l’élection présidentielle française, Facebook annonçait la désactivation de 30 000 faux comptes propageant des fausses informations.
Un risque de manipulation politique
Les fermes à clics peuvent manipuler la notoriété des marques, mais elles sont d’autant plus inquiétantes qu’elles peuvent être l’instrument d’hommes politiques ou d’états.
“Des masses significatives de faux comptes sur Twitter sont créés pour augmenter la résonance de fausses informations, remarque Tristan Mendès France. La citoyenneté va de plus en plus s’exprimer en ligne. Si des masses de faux comptes sont activées, il peut y avoir un impact sur les processus démocratiques. C’est d’ailleurs, peut-être, ce qui s’est passé avec l’élection de Donald Trump.”
En 2015 déjà, le Business Insider s’étonnait de ne voir que 42 % d’Américains dans les abonnés de Donald Trump sur Facebook. Le restant venant de pays en développement comme les Philippines, la Malaisie, ou l’Indonésie, des pays susceptibles d’abriter des fermes à clics.
Lors de la campagne présidentielle de 2017, une enquête de France Inter mettait en lumière les déformations induites par les réseaux sociaux :
Quels remèdes légaux ?
Pour la loi, la qualification des fermes à clic peut être difficile. Les trois Chinois arrêtés, par exemple, ne sont poursuivis pour l’instant que pour travail sans permis et contrebande de cartes SIM. Mais en France les textes existent selon Luc-Marie Augagneur, avocat spécialisé dans l’économie numérique :
« Ça devrait être considéré comme de la publicité trompeuse. Ce qui est difficile à appréhender pour le droit c’est que le moment où survient la tromperie n’est pas à la vente mais avant, au moment où la marque gonfle sa réputation. Donc on pense que le droit de la consommation n’a pas à s’appliquer pourtant c’est bien une pratique commerciale déloyale. Mais ça reste plus difficile à adopter pour des hommes politiques. »
Pour l’avocat, la difficulté est surtout dans l’identification et la répression du phénomène : « Les fermes à clic sont presque toujours dans des pays pas très accessibles, avec lesquels il n’y a pas de coopération sur ce sujet. Les autorités françaises peuvent être capables de détecter quand il y a des faux followers, en revanche pour retrouver l’origine elles vont être totalement démunies. Dès qu’il y a des éléments d’extraterritorialité, les enquêtes s’arrêtent rapidement dans ce genre d’affaires. »
Les fermes à clic : une forme de contrefaçon réputationnelle (des réseaux, des petites mains #DigitalLabor) https://t.co/jLFrfgIWVn
— Luc-Marie Augagneur (@AugagneurLuc) 15 juin 2017
Une future police d’humanité ?
La principale réponse, pour l’instant, vient donc des réseaux sociaux eux-mêmes qui représentent des « usines à clics légales » et qui sont directement menacées par les fermes comme le fait remarquer Tristan Mendès France :
« C’est leur business plan qui est attaqué car elles mêmes vendent du clic aux entreprises. Elles développent déjà des outils algorithmiques pour essayer d’identifier des profils qui sont potentiellement faux. On est parti dans une guerre avec d’un côté une chasse algorithmique et de l’autre des tentatives de plus en plus sophistiquées pour essayer de contourner ces algorithmes d’identification. »
Avec des faux comptes de plus en plus complexes, capables de s’abonner à plusieurs pages thématiques pour être cohérents, le problème des fermes à clics risque de perdurer et de rester difficile à estimer. Avec la part fictive d’activité sur internet qui va avec. “C’est un symptôme de l’identité sur internet : Il y aura toujours un doute, sauf avec des systèmes de biométrie extrêmement compliqués et liberticides permettant de vérifier qui est derrière un compte », avoue Tristan Mendès France.
« Je crois que le film Blade Runner a été visionnaire avec sa police qui essaye de faire la différence entre les humains et les réplicants. Dans l’avenir, si ce n’est pas déjà le cas, on pourrait avoir une sorte de police d’humanité dont le rôle est d’estimer le caractère humain ou non de l’identité qu’on est en train de côtoyer. C’est à la fois fascinant et vertigineux.”
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