Alors que le match Ajaccio-Le Havre a été reporté vendredi 18 mai après de nouveaux incidents discriminatoires, la spécialiste de la Corse Liza Terrazzoni décrypte la place occupée par le racisme sur l’île de Beauté.
Si l’AC Ajaccio s’est qualifié face au Havre dimanche 20 mai pour s’offrir une confrontation pour la montée en Ligue 1 contre Toulouse, les supporters corses ont affiché un comportement lamentable. « Français de merde », « ramasseurs de coton », « négros », « sale arabe »; tels sont les propos ignobles auxquels les joueurs du Havre ont été confrontés lors de leur arrivée au stade François-Coty vendredi 18 mai. Face à ces événements d’une rare violence, le match a été dû être reporté au dimanche.
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Une mesure totalement insuffisante au vu du déroulé de la rencontre. Cris racistes, chants anti-français, envahissement de terrain et bagarre générale… Les supporters corses ont une nouvelle fois offert une bien piètre image. Des incidents ouvertement discriminatoires à répétition sur l’île de Beauté que Liza Terrazzoni, sociologue et spécialiste de la Corse, analyse pour Les Inrocks.
Les événements à caractère raciste survenus vendredi 18 mai sont-ils liés à l’importance sportive du match ou reflètent-ils une tendance plus globale ?
Liza Terrazzoni – Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé et les versions sont contradictoires. Il est cependant clair qu’en Corse, il y a un contexte qui tend vers une exclusion des autres au nom de leur appartenance : « Français de merde », « sale négro » sont évidemment des injures à caractère racial qu’il n’est pas rare d’entendre ici. Je crois cependant que, dans la mise en récit et l’analyse des faits, il ne faut pas les décontextualiser. Ces injures ont été proférées dans un cadre bien précis, celui d’un match de football avec un enjeu sportif important. Or le football, et notamment via certains supporters, est un milieu où s’expriment assez ordinairement les violences physique, verbale et raciste. Il n’est pas rare que des incidents traversent des rencontres. Je pense au bus de Manchester City caillassé lors d’un match de Liverpool mais aussi aux incidents démesurés qui ont eu lieu en 1969 lors du match de qualification pour la Coupe du Monde entre le Honduras et le Salvador où des personnes ont perdu la vie et des milliers ont été blessées.
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Par ailleurs, le racisme ordinaire gangrène le football. Regardez les supporters du PSG à la fin des années 2000 et le climat de « terreur raciste » qui régnait entre les tribunes Auteuil et Boulogne. Ce qu’il s’est passé à Ajaccio doit, donc, à mon avis être restitué dans une réflexion plus large sur le football et les dérives au sein même des clubs de supporters sans cependant oublier que le football est un lieu où s’expriment les tensions sociales et politiques qui traversent les sociétés; et dans le cas corse, les tensions entre la région et la République.
En quoi le contexte social corse favorise-t-il le racisme ?
Ce qu’il s’est passé est révélateur d’une situation bien spécifique en Corse. Elle traduit l’état de la société corse aujourd’hui, les tensions qui la traversent, les relations extrêmement complexes entre la France et l’île, les revers de l’accession des nationalistes au pouvoir, la banalisation d’un discours qui présente la Corse comme un pays, la manipulation, par les dirigeants politiques de tous bords et sportifs actuels de la question de l’identité. Mais plus largement, elle implique de se demander, évidemment, qui dirige la Corse aujourd’hui et au nom de quels principes, qui sont les acteurs politiques et sportifs, quels sont leur parcours et d’où viennent-ils ? Il est important d’envisager les passerelles, les liens, avec les mondes criminels, les organisations politico-militaires nationalistes, et/ou les acteurs économiques les plus influents.
Pourquoi la brusque urbanisation de l’île a-t-elle conditionné cette haine ?
En Corse, l’urbanisation est récente, certes, et elle cristallise des fantasmes et des peurs qui se fabriquent en miroir de la société française. Il existe, localement, la peur, par exemple, que les quartiers deviennent des lieux de violence et de non-droit comme il en existerait ailleurs sur le continent.
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Il y a en Corse, une dimension spectaculaire dans l’expression du racisme. Un racisme, qui par ailleurs, traverse la société française, même s’il ne prend pas les mêmes formes d’expression. Mais il ne faut pas non plus oublier que la société corse est extrêmement complexe, comme toute société. Il s’y exprime des forces contradictoires : il existe une dimension spectaculaire du racisme mais à côté de celle-ci, il y a aussi des individus qui oeuvrent pour l’accueil et l’ouverture.
Cette xénophobie naît-elle d’un « racisme anti-corse », mis en avant notamment par les dirigeants de l’AC Ajaccio après les débordements ?
C’est là le nœud de la question, je pense. Qu’il y ait des incidents au stade, racistes et violents, ce n’est finalement pas le problème : le monde du football en est traversé. Le problème est ailleurs. Les incidents ne sont pas dénoncés par les dirigeants sportifs et politiques corses. Les supporters aux propos racistes et aux comportements violents sont en quelques sortes excusés au nom d’un prétendu « racisme anti-corse ». Au lieu de voir et de dénoncer la radicalité de certains supporters, les dirigeants politiques et sportifs « victimisent » la situation. De ce point de vue, il y a un jeu de miroir avec les médias : les premiers comme les seconds plaquent une grille de lecture identitaire sur les incidents en se demandant quel est le rôle de l’appartenance corse dedans.
Mais finalement quand des incidents identiques ont lieu à Mayence ou à Cagliari, on n’interroge pas le rôle de l’appartenance allemande ou sarde. On interroge le football. C’est là le problème. Sortons de cette grille de lecture politique et identitaire concernant la Corse et sanctionnons simplement ce qu’il s’est passé au stade : des supporters de football ont agressé le car de l’équipe adverse et ont fait preuve de violence, physique, verbale et raciste, point barre. Il est trop facile de cacher la radicalité des supporters de foot ajacciens sous le parapluie du racisme anti-corse comme le font d’un côté les dirigeants actuels. Mais il est aussi trop glissant, d’interroger cette radicalité en lien avec une spécificité corse, comme le font, d’un autre côté, une partie des médias. Il faut au contraire chercher à tisser une analyse qui intègre les discours des uns et des autres et en mesure les effets sociaux.
Y a-t-il une différence notable par rapport au continent ?
La différence réside probablement dans le rapport à la violence et le fait que celle-ci est banale (et notamment quand il s’agit des questions d’identité). Mais si la Corse cristallise l’attention c’est aussi et surtout car les médias aiment beaucoup en parler ! Je pense que c’est parce que ce qu’il s’y passe intrigue, et parfois inquiète. Cela vient interroger la place du droit, de la morale, de la politique et de la violence dans une région qui est française et donc dans l’espace républicain.
Est-ce un racisme spécifique ?
Si spécificité il y a en Corse, c’est qu’il existe une forme de racisme qui prend forme dans l’exclusion des autres du seul fait qu’ils ne sont pas Corse. De ce point de vue, la spécificité serait plutôt la banalisation d’un discours anti-Français.
Comment se portent les groupuscules extrémistes au discours xénophobe assumé ?
Aussi bien que Génération identitaire, Pegida ou Éric Zemmour !
Y a-t-il une différence depuis l’arrivée des nationalistes à la tête de la région en 2015 ?
Je ne crois pas. Quand des individus expriment des idées racistes en Corse, c’est sur un mode plus décomplexé qu’ailleurs, à la différence du continent où les propos racistes sont longtemps restés confinés et peu exprimés en public. Le discours d’exclusion est cependant soutenu par la politique dans le sens où, dans le discours nationaliste, l’identité et le peuple corses sont présentés comme menacés et en danger. Cette mise en scène, car il faut rappeler qu’on a sérieusement parlé de substitution ethnique, de génocide, etc., concernant le peuple corse, a pour effet de venir justifier l’exclusion, voire la violence envers les autres, y compris les immigrés et leurs descendants, au nom d’un principe politique, celui du mal-être et de la survie d’un peuple. En ce sens, l’arrivée des nationalistes vient institutionnaliser l’idée que le peuple corse est en danger, victime de l’Etat français, notamment, et qu’il doit donc se défendre, y compris par l’usage de la violence (même si les positions des dirigeants nationalistes actuels sont, à ce propos, divergentes).
Existe-t-il réellement un lien entre nationalisme et racisme ?
Le discours nationaliste, tel qu’il est prononcé depuis 40 ans, et notamment du fait qu’il manipule maladroitement des notions extrêmement complexes comme celle de peuple, de minorité et d’identité, favorise l’exclusion des autres au nom de la défense du peuple corse.
Propos recueillis par Guillaume Narduzzi.
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