A l’occasion de la sortie du film de Robin Campillo le 23 août, retour sur les années folles de l’organisme militant et hautement transgressif, prêt à toutes les frasques pour secouer un pouvoir politique passif face à l’apparition de l’épidémie de sida.
Dans quelle curieuse société vivons-nous ! Elle qui, autrefois, réprimandait Act Up-Paris, association de lutte contre le VIH, pour ses méthodes peu orthodoxes, son militantisme corrosif, son sens du spectacle et de la provocation. Voici que désormais, elle glorifie ces mêmes révoltés engagés. Une épiphanie en grande partie due à l’ovation dont fait l’objet, depuis sa projection lors de la 70e édition du Festival de Cannes, le film 120 battements par minute. Son réalisateur, Robin Campillo, nous emporte avec passion à la genèse du mouvement, une épopée activiste qui ne saurait trouver d’équivalent aujourd’hui. Et qui n’a absolument rien de fictif.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Naissance américaine puis française
L’histoire commence en 1981, année fatidique où apparaissent les premiers cas identifiés de sida aux Etats-Unis. Arrivée plus tardivement en France, la maladie y fait 30 000 victimes de 1983 à 1995, du moins d’après l’Institut de veille sanitaire. Hélas, les chiffres sont certainement en deçà de la réalité, la déclaration obligatoire (et anonyme) de l’infection par le VIH aux autorités sanitaires ne datant que de 1998. De ces années noires, reste la piteuse image du porteur du virus condamné et, pis encore, désireux de partager son sort lors de relations sexuelles ou à l’aide d’une seringue usagée.
En 1987, alors que le sida fait des ravages dans la communauté gay, le mouvement Act Up naît outre-Atlantique. Son ambition : utiliser les médias comme outil afin de sensibiliser le peuple américain, du New-Yorkais branché au redneck enraciné dans sa petite bourgade, à la maladie et au prix exorbitant des traitements. Leur marque de fabrique ? Des actions chocs portées par une mise en scène spectaculaire. Témoin, un de leurs tout premiers coups d’éclat : l’invasion de Wall Street, afin de dénoncer le prix exorbitant de l’AZT, seul traitement disponible contre la maladie.
Une parade osée qui tapera dans l’œil du journaliste et écrivain Didier Lestrade. L’homme, déjà derrière le magazine Têtu, référence pour toute la communauté LGBT, rêve de voir ces interventions coup de poing au message si radical transposées en France. Pour ce faire, il crée Act Up-Paris avec les journalistes Pascal Loubet et Luc Coulavin en 1989. Pour la communauté LGBT hexagonale, il s’agit d’une révolution. D’abord, parce que jusqu’en en 1987 et la naissance d’Act Up aux Etats-Unis, “les séropositifs ne se montrent pas à la télé, ne témoignent pas à visage découvert” rappelle le cofondateur dans une interview pour France Culture en mai dernier.
Pour ces mêmes raisons, la communauté gay française était tout sauf habituée à manifester publiquement (et inopinément) dans la rue. Mais l’histoire l’a prouvé : les militants prendront bien vite leurs aises.
Manifestations grandiloquentes
Six moi seulement après sa création, Act Up-Paris déploie une grande banderole sur les tours de Notre-Dame de Paris pour dénoncer l’attitude de l’Eglise catholique, farouchement opposée à l’usage du préservatif (entre autres). Le début d’une longue série d’incartades politiques. Le 1er décembre 1993, le groupe atteint son point d’orgue en « encapotant » l’obélisque de la Concorde. Une image qui, depuis, est passée à la postérité. En 2004, les activistes aspergent un laboratoire de faux sang, protestant contre l’abandon du développement d’une molécule anti-VIH.
En juin 2005, soit huit ans avant le « mariage pour tous », une vingtaine de militants organisent une parodie de mariage entre deux femmes à Notre-Dame. Provoquant, in fine, les foudres de l’Eglise parisienne. Des manifestations qui en mettent plein les mirettes mais qui ne laissent rien au hasard. Hugues Fischer, militant historique à Act Up-Paris, parle même de véritables stratégies de communication : « Les traitements contre le sida n’intéressaient pas les médias. Donc on a monté une opération de communication. On sait pertinemment qu’il y a des choses qui se vendent, des images qui marchent. »
Mais l’organisme ne se contente pas de manifestations grandiloquentes. En interne aussi, elle a l’amour du risque. Le 8 décembre 1999 fait figure de date historique pour l’association : Emmanuelle Cosse, militante chez Act Up-Paris depuis 7 ou 8 ans, est élue présidente. Elle est hétérosexuelle, cisgenre, séronégative, et (même !) féminine. Le choix aurait pu faire jaser, être contesté voire rejeté. Il n’en fut rien. « A l’époque, Emmanuelle était la personne la mieux placée. Les choses se sont faites comme ça » commente l’activiste de longue date. Act Up-Paris n’est pas une association de marginaux « anti-social » comme certaines autorités aimaient le crier à l’envi ; mais bien un groupe entier, uni par ses différences, qui accepte pleinement que son représentant n’ait pas l’identité de ses membres.
« A Act Up, c’est vrai que tout se mélange. On est parti cet été à une dizaine dans le Lubéron. Il y avait de tout, des homos, des lesbiennes, des couples avec des enfants, des célibataires. Personne ne juge de la vie amoureuse. C’est comme ça » s’amusait d’ailleurs Emmanuelle Cosse lors d’un entretien avec Libération l’année de son élection.
Ecarts de mauvais goût
Toutefois, on notera quelques écarts de mauvais goût qui n’ont pas manqué de nuire au prestige de l’organisation. En avril 1991, lors d’une table ronde, des militants interviennent avec virulence afin de menotter Dominique Charvet, ex-magistrat qui dirige alors l’Agence française de lutte contre le sida, dont Act Up-Paris pointe du doigt la faiblesse des campagnes de prévention. Si la tentative fut vaine, sa violence laissera certains adeptes sur le carreau, ne se reconnaissant plus dans pareille démonstration de force dénuée de toute subtilité.
En 1999, Act Up-Paris vote le principe de l' »outing », pratique qui consiste à révéler l’homosexualité de certains responsables publics publiquement hostiles à la communauté gay. Si l’association renonce finalement à ces délations, considérées par nombre de ses membres comme politiquement peu correctes, les débats autour auront fait rage. « De toute manière, d’autres l’ont fait à notre place » rappelle Hugues Fischer d’un ton badin.
Et aujourd’hui ?
Vingt-huit ans après sa naissance, Act Up-Paris reste là, toujours debout. Mais a incontestablement perdu de son éclat. Affaibli par de nombreux problèmes financiers, qui atteignent leur point culminant en 2014 : l’organisme se meurt alors dans l’indifférence générale, réduit à mettre la majorité de ses salariés au chômage technique.
Une crise à laquelle l’institution a survécu, certes. Mais à quel prix ? Difficile de parier sur la bonne santé actuelle de sa trésorerie. Aujourd’hui, elle ne compte plus que quelques vingtaines d’activistes, contre 200 à 300 dans les nineties. Les réunions d’informations se font plus rares. Pour Hugues Fischer, l’essor d’internet en est le principal responsable : « Durant les années 90, les gens allaient en réunion hebdomadaire pour piocher l’info. Puis, pile poil à partir du moment où le site a été créé, la fréquentation a baissé… « . Les nouvelles générations se contentant d’informations distillées ici et là au gré des forums et autres blogs, la structure voit son influence se réduire comme peau de chagrin auprès des malades et curieux.
D’autre part, Act Up-Paris n’est plus force de disruption sociale. Ses combats ne sont pas de moindre importance, mais différents. Plus ciblés, plus réfléchis, aussi. Le tape-à-l’œil belliqueux a laissé place aux interventions dans l’ombre. L’époque y est pour beaucoup : les médias s’intéressent moins à la lutte contre le sida qu’autrefois, la maladie n’étant plus synonyme d’issue mortelle. La précarisation des séropositifs, l’accès aux soins, la connaissance de leurs droits… Les batailles sont désormais plus sociales que médicales. Et puis, passage de flambeau oblige, d’autres acteurs ont pris le pas, s’emparant directement de son héritage (les Femens, pour ne citer qu’elles…). Gageons que le long-métrage signé Robin Campillo, en salles mercredi 23 août, saura redonner un peu plus de voix à l’association dont le slogan était justement « silence=mort ».
{"type":"Banniere-Basse"}