Serge Dassault est décédé à l’âge de 93 ans. Extorsion, chantage, menaces : relisez notre enquête publiée en 2010 qui démontrait que l’industriel a littéralement voulu acheter la paix sociale à Corbeil.
Trois mois après ce coup de force, la ville de Corbeil signe des contrats d’accompagnement à l’emploi (CAE) avec soixante-quinze jeunes de la ville.
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Un record. Selon le conseiller municipal que nous avons interrogé, beaucoup de ceux qui demandaient du boulot à Dassault ont obtenu des postes. A la mairie, les employés municipaux qui les ont vus arriver nous en parlent.
« Ces garçons ont été recrutés à la va-vite et sans aucun sérieux, juge un chef de service. Je me retrouve avec un jeune qui est censé conduire une voiture municipale. Problème : il n’a même pas son permis ! »
Certaines recrues font parler d’elles à l’extérieur. En août dernier, un garçon de 18 ans embauché au service de la voirie prend un an de prison.
Trois mois de prison avec sursis pour des coups de coude à la carotide
Aux Tarterêts, il a agressé en groupe des policiers à coups de marteau. Mi-octobre, deux autres, âgés de 18 et 24 ans, sont condamnés à trois mois de prison avec sursis pour avoir donné des coups de coude à la carotide et des coups de pied dans les reins à des policiers.
Le maire, Jean-Pierre Bechter, prend alors des mesures. Sur les soixantequinze jeunes CAE embauchés au départ, payés aux alentours de 1 200 euros par mois, six sont mis à pied. Mais au service de la voirie, plusieurs anciens se plaignent encore du comportement de ces jeunes au travail :
« Ces jeunes en CAE font quasiment un travail fictif. On les attend à 8 heures le matin et on ne les voit se pointer qu’à 11 heures ou midi. » Un de ses collègues, dans un autre service : « J’ai demandé à l’un d’eux de se présenter à l’heure. Le soir, il m’a pris à l’écart pour me dire qu’il allait s’en prendre à ma femme et à mes enfants. C’est sans doute des paroles en l’air mais ça met la pression. »
Un quatrième affirme : « Un CAE m’a dit que si je dénonçais son absentéisme, il m’arriverait un accident de voiture. » Ils nous décrivent aussi des incidents, comme ce dessin tagué sur le mur d’un atelier municipal : deux agents de la ville, nommés et dessinés, l’un avec un couteau dans le ventre, l’autre avec un revolver sur la tempe.
Epuisés par cette atmosphère, quatre agents municipaux sont en arrêt maladie. Le 7 juillet, l’un d’eux, un chef d’atelier de 39 ans qui travaillait à la mairie depuis dix-sept ans, se pend chez ses parents.
Ses collègues racontent : « Il vivait barricadé chez lui. Il ne se sentait pas protégé par la mairie et ça le mettait en colère. Il avait reçu des menaces : ‘Je vais te tuer, je vais baiser ta mère, ta soeur.’ Ça le traumatisait, il s’était renfermé. La veille du suicide, un des jeunes lui avait dit qu’il allait brûler sa moto. » Sa famille envisage aujourd’hui de porter plainte. Mais elle redoute des représailles : « Les jeunes qui s’en prenaient à lui connaissent notre adresse. »
Les employés de la ville qui demandaient aux jeunes en CAE de se montrer ponctuels y renoncent désormais. « Ça ne sert à rien, conclut l’un d’eux. Si je demande des comptes à un jeune, il répond qu’il va voir ça en direct avec Lebigre ou avec Bechter ! J’entends aussi cette phrase : ‘C’est Dassault qui m’a embauché, c’est avec lui que je traite.’ Que voulezvous faire avec des garçons qui se sentent couverts ? » Le maire, Jean-Pierre Bechter, ne nie pas ces comportements. Il les relativise.
« Je vous assure que ces garçons ne sont couverts par personne, dit-il au téléphone. S’ils font des fautes, ils sont sanctionnés. Mais gardons raison : ces problèmes-là, c’est 10 % de l’effectif. Dans d’autres services que la voirie ou les espaces verts, les CAE travaillent et viennent à l’heure. Une minorité pose problème, pourquoi ne parler que d’elle ? Quant aux menaces de mort que vous citez, je n’en ai pas eu vent. Vous dites que les employés m’en auraient informé par email ? Vous savez, les emails, ils n’arrivent pas toujours à leur destinataire. Je vous le dis : je ne tirerai pas contre ces jeunes. Les débuts sont parfois difficiles, mais le CAE c’est un travail de réinsertion. C’est l’école de la deuxième chance. Ils finiront par arriver à l’heure. »
Dans les cités de Corbeil, pour des loulous comme Vincent ou Harold, ceux qui se vantent d’avoir « racketté Dassault », ces mots ont peu de sens. Dans leur vision de l’avenir, les notions de carrière, d’insertion sociale par le travail ou de retraite sont des mirages.
Ils voient la bienveillance de Serge Dassault comme une chance d’attraper des euros vite fait. Un coup de pression et hop : les billets tombent. Les CAE tombent.
Un ancien fonctionnaire de la ville qui, jusqu’en 2006 dirigeait les services municipaux, assure que plusieurs jeunes exerçaient un chantage sur Dassault.
« C’était toujours le même schéma. La nuit, des voitures brûlaient aux Tarterêts. Le lendemain, on voyait arriver les jeunes et les caïds de la cité. Ils montaient directement dans le bureau de monsieur Dassault. Ils demandaient des emplois, de l’argent pour payer leur permis de conduire ou leurs vacances ou pour financer le démarrage d’une activité. Par moments, ils venaient demander tous les jours. »
Comment Serge Dassault réagissait-il à ces pressions ? » Il payait. Je lui disais qu’il y a d’autres moyens de gérer Corbeil qu’en lâchant des billets. Il répondait : c’est mon affaire. Il acceptait ces petits chantages. Je crois qu’il avait l’impression d’aider des jeunes qui n’avaient rien et dont il se sentait proche. Monsieur Dassault se voyait comme un bon grand-père. »
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