Plusieurs vidéastes ont reçu des mails de la plateforme française, qui espère bien profiter des tensions autour de YouTube pour revenir dans la partie.
Sur Facebook, il existe des groupes privés où les YouTubeurs discutent entre eux, se conseillent, échangent des bons plans. Il y a quelques semaines, l’un d’entre eux a certainement étonné ses collègues en expliquant qu’il comptait aller discuter avec… Dailymotion. La plateforme française, qui a depuis longtemps été dépassée par YouTube et fait l’objet de gentilles moqueries depuis, semble aujourd’hui déterminée à recruter des YouTubeurs pour en refaire des Motion Makers, le terme maison pour qualifier les vidéastes. Un projet surprenant, mais pas aussi insensé qu’on peut le croire.
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Face au géant YouTube, une frustration plus forte que jamais.
Pour bien comprendre le projet de Dailymotion, il faut s’intéresser à YouTube. Depuis plus d’un an, le géant américain de la vidéo a arrêté de compter les polémiques qu’il doit affronter. Certaines concernaient YouTube Kids, d’autres les vidéos complotistes, mais les plus importantes pour les YouTubeurs concernaient le programme partenaire, qui permet la monétisation des vidéos. En février 2017, le Times a ainsi expliqué que les publicités des marques partenaires de YouTube se retrouvaient parfois placées devant des vidéos extrémistes ou pornographiques, et donc que Mercedes-Benz par exemple pouvait financer indirectement des groupes comme Daesh. Si l’on ajoute à ça les divers rebondissements de l’affaire Logan Paul, ce vidéaste que a filmé un homme mort dans une forêt japonaise, il devenait indispensable pour la plateforme de rassurer les annonceurs… au détriment des créateurs.
Depuis janvier 2018 donc, un vidéaste doit compter 1 000 abonnés et surtout plus de 4 000 heures de vidéos vues lors des douze derniers mois pour pouvoir ajouter des publicités à ses vidéos, et donc en tirer des revenus. Un coup dur pour les petits créateurs, qui ne peuvent désormais espérer que quelques centimes d’euros pour mille vues. Les vidéastes traitant avec sérieux d’actualité, d’histoire, ou de sexualité sont encore plus affectés, car leur travail est de moins en moins considéré comme adapté aux annonceurs. Julien Ménielle, qui tient la chaîne de santé Dans Ton Corps, ne connaît que trop bien ces problèmes. “Mes vidéos sont parfois démonétisées à cause de leur thématique, surtout quand ça parle de sexualité. Elles ne sont d’ailleurs pas remonétisées après mes demandes de vérification.” S’il estime que la monétisation ne lui rapporte de toute façon peu ou pas d’argent, il regrette en revanche que ses “vidéos démonétisées disparaissent des Tendances, des recommandations. Une vidéo démonétisée, pour moi, c’est une vidéo qui fait beaucoup moins de vues que les autres.”
« Dailymotion s’est dit que c’était son heure »
Sur les réseaux sociaux ou dans leurs vidéos, les créateurs sont nombreux à partager leur colère contre YouTube, à qui ils reprochent de favoriser les annonceurs, de manquer cruellement de transparence quant à leur algorithme et leurs démonétisations intempestives, et parfois même de les censurer. “On n’a même pas de contact à proprement parler chez YouTube, regrette pour sa part Ludo, du collectif de vidéastes Tatou. On subit plus qu’autre chose, on découvre les mises à jour avec les gens, on navigue à l’aveugle.” Et quand YouTube leur répond, nous a-t-on fait savoir, la faute est bien souvent mise sur le dos de l’algorithme.
“Quand on voit que les vidéastes sur YouTube osent parler de leur frustration même publiquement, je n’ose pas imaginer c’est en privé, souligne de son côté Thomas Hercouët, un créateur présent sur internet depuis plus de dix ans. Il y a le sentiment que la plateforme est en train de les abandonner au profit de contenus de plus en plus automatisés, qui sont des vidéos virales, des replays d’émission etc. Je pense que Dailymotion s’est dit que c’était son heure.”
En juillet 2017, porté par Vivendi, Dailymotion a lancé son nouveau site, avec la volonté de favoriser les contenus premium d’acteurs reconnus comme les médias, les majors ou les créateurs. Comme le notait franceinfo à l’époque, “l’objectif est clairement de se démarquer de YouTube dont le succès est dû notamment aux YouTubeurs et à l’aspect réseau social de la plateforme américaine”. Un aspect qui, promettait-on à l’époque, arriverait plus tard sur Dailymotion.
Trois euros pour mille vues, parfois dix fois plus que sur YouTube
Pas étonnant donc que, début 2018, plus d’une centaine de YouTubeurs aient reçu cette fameuse invitation de la part de la société. Des YouTubeurs néanmoins triés sur le volet, comme nous l’a fait comprendre Stéphane Godin, directeur des contenus chez Dailymotion pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. “Cette offre s’adresse à des créateurs qui ont déjà une communauté sur YouTube, Twitter ou Facebook. Si tu veux commencer sur Dailymotion, ça va être compliqué. Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qui ont déjà une base de fans, légèrement plus adultes que sur YouTube et qui sont susceptibles de venir consommer des contenus en exclusivité sur notre plateforme.” Il insiste également sur la volonté de mettre en valeur des créatrices, des vulgarisateurs scientifiques et des contenus humoristiques qui toucheront les jeunes adultes.
En échange d’une publication en amont sur leur site (sept jours avant YouTube minimum), Dailymotion leur propose de toucher trois euros pour chaque millier de vues, sans variation saisonnière et peu importe si l’internaute a un adblock ou non. Sur YouTube, il n’est pas rare que le RPM (revenu pour mille) ne dépasse pas les trente centimes. Le site propose également de verser 500 euros à chaque 100 000 vues cumulées sur la chaîne de la jeune recrue. Et pour les créateurs ayant besoin d’aide pour lancer des projets sans attendre les revenus de monétisation, Dailymotion peut alors proposer un accompagnement précis et des sommes plus importantes, ce que ne fait pas YouTube. Seule condition : attendre trois à six mois (ou un certain nombre de vues) avant de republier la vidéo sur une autre plateforme.
“Sur Dailymotion, les recommandations ont une dimension algorithmique, mais pas que, nous a expliqué Stéphane Godin. On a la possibilité de faire de la curation manuelle, humaine, et les créateurs peuvent avoir la main sur l’algorithme en gérant eux-mêmes les vidéos qui sont proposées dans la vidéo ou en dehors, dans les recommandations. Ils pourront donc valoriser tout leur catalogue de vidéos. Et on va toujours communiquer sur la façon dont l’algorithme évolue, de façon à ce que les créateurs puissent optimiser leurs contenus.” Il est intéressant de noter que la boîte française nous a reçu très vite, alors qu’il faut parfois patienter de longues semaines pour recevoir une déclaration officielle du service communication de YouTube.
De son côté, Dailymotion n’avait plus qu’à attendre qu’un ou une vidéaste veuille bien répondre à leur bouteille à la mer virtuelle.
“Sur Dailymotion, les contenus ne deviennent pas viraux”
Sur le groupe Facebook privé de vidéastes cité plus haut, les réactions à cet appel du pied de Dailymotion sont donc logiquement très partagées. Certains reprochent le manque de vision artistique des actionnaires Vivendi et Orange, les ambitions jamais réalisées ou les problèmes techniques et de moteur de recherche. Si Julien Ménielle reconnaît que les conditions financières sont intéressantes, il estime que “sur Dailymotion, les contenus ne deviennent pas viraux, les internautes ne vont pas sur ce site. Evidemment si demain, tous les créateurs vont sur Dailymotion, l’audience suivra, mais même avec sept jours d’attente avant la publication sur YouTube, tout le monde préférera attendre, je pense.” “Quand t’es fan d’un créateur, tu le suis d’une plateforme à une autre, estime pour sa part Guillaume Clément, Chief Product Officer et Chief Technology Officer de Dailymotion. On a fait des tests qui montrent que, lorsqu’un créateur promeut du contenu sur Dailymotion, un certain pourcentage des fans se déplace. Ce n’est pas 100%, mais ce n’est pas 1% non plus.”
“L’interface globale pose problème en fait, explique de son côté Ludo. Sur Dailymotion, on ne peut pas laisser de commentaires, c’est compliqué parce qu’on fonctionne beaucoup avec la communauté, on aime bien avoir le retour des gens. On ne peut même pas dire qu’on n’a pas aimé une vidéo, on peut seulement indiquer qu’on l’a aimé. On a besoin d’avoir une relation avec les gens, et elle n’est pas du tout présente sur Dailymotion.” “La porte est ouverte à la discussion, répond Guillaume Clément. On va voir avec eux ce que doit devenir le produit qu’on propose, pour ne pas répéter nos erreurs ou celles de YouTube. Pour les commentaires, on sait que le créateur veut avoir des retours, positifs ou négatifs, mais de qualité, pour s’améliorer sa création et mieux connaître ses fans. Là-dessus, le produit va évoluer pour les créateurs, avec les créateurs. Mais on ne va pas répliquer stricto sensu des choses qui, comme sur YouTube, amènent leur lot de problèmes, notamment les commentaires haineux.”
L’amère nostalgie Dailymotion
Cette initiative de la part de Dailymotion trouve un écho un peu triste pour les YouTubeurs de la première génération car, au début des années 2010, les Cyprien et autres Norman ne juraient que par la boîte française de Benjamin Bejbaum et Olivier Poitrey. “Il n’y avait pas beaucoup de gens, l’esprit de communauté était fort, se souvient Thomas Hercouët. La homepage, qui était gérée par des humains, était super importante. Je me souviens que mes vidéos voyaient leur audience multipliée par dix dès lors qu’on arrivait sur cette page.”
Mais quand YouTube a proposé son programme de monétisation, et donc l’idée qu’on pouvait concrètement gagner de l’argent avec ses vidéos, la grande migration des talents s’est mise en place. Dailymotion, constamment perturbé par des rachats multiples qui bousculaient ses ambitions, a vite perdu de son éclat. Ce qui ne l’a pas empêché de tenter à de multiples reprises de revenir dans la partie. Il y a eu la volonté de renforcer le statut de Motion Maker, sans pour autant avoir de plan clair. Quelques années plus tard, Dailymotion commençait à démarcher des créateurs en leur proposant de les rémunérer en échange d’une exclusivité sur leur site. L’exemple le plus connu reste l’excellent projet Chroma, lancé en octobre 2015 par le vidéaste Karim Debbache. Sur la page du financement participatif de Chroma, on pouvait lire que “pour chaque euro versé par un internaute, Dailymotion versera 1€ (dans la limite de 4 000€)”. Le projet ayant atteint plus de 200 000 euros de budget (1 000% supérieur à ce qui était demandé), la participation de la plateforme est restée minoritaire. Cette initiative, pourtant couronnée de succès en termes d’audience, n’a pas donné lieu à d’autres projets en collaboration avec des créateurs.
C’est pour cela qu’aujourd’hui, les créateurs des premiers jours gardent toujours un souvenir compliqué de Dailymotion, un mélange d’amertume et de nostalgie face à cette entreprise française qui n’a rien pu faire ou presque contre le titan Google. Mais certains vidéastes, comme Ludo du collectif Tatou, ont néanmoins décidé d’aller rencontrer les équipes de Dailymotion. “Ils sont plus dans le côté plateforme, dans le code. En allant leur parler, on a apporté un retour d’expérience plus humain, notamment sur ce qui nous manque actuellement. Ils étaient très ouverts, ils ont envie de s’améliorer. Pour l’instant, on ne sait pas si on ira un jour ou non sur Dailymotion, mais leur démarche est intéressante. Et l’on peut imaginer un jour que l’on commence à poster, pourquoi pas, sur les deux plateformes.”
Si ces discussion ne mènent nulle part, ce projet de Dailymotion aura au moins permis aux vidéastes de poser des mots sur leur frustration et de confirmer l’idée qu’une alternative viable à YouTube, que certains tentent de lancer ici et là, est plus que jamais espérée en 2018. Ne serait-ce que pour bousculer (ou au moins titiller) l’hégémonie du géant californien.
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