En tournant un documentaire clandestin pour Canal+ en Birmanie, Paul Moreira a découvert que le groupe français collaborait avec les généraux.
DES FUITES AU PLUS HAUT NIVEAU
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Les informations destinées à l’opposition viennent parfois de très haut. Le régime fuit comme une passoire. “Ils sont une toute petite clique à se partager les richesses du pays”, m’explique Myo. Ils font beaucoup de jaloux. Dès le deuxième cercle, des gens veulent leur perte et ils balancent tant qu’ils peuvent.
En janvier 2010, un officier travaillant clandestinement pour la résistance, Win Naing Kyaw, a été condamné à mort. Il aurait envoyé par mail des documents sensibles sur le voyage d’une délégation de militaires birmans en Corée du Nord. Une rencontre dont personne ne devait entendre parler. Tout est passé par internet. Comment le pouvoir a-t-il identifié la source de l’envoi ? Mystère.
A Oslo, un des chefs de la résistance, Khin Maung Win, explique qu’il se livre une véritable cyberguerre avec les militaires birmans. “Je préfère ne pas rentrer dans les détails. C’est un domaine dans lequel les deux camps se combattent à l’aide de technologies modernes. C’est dangereux quand vous ne savez pas correctement manipuler les technologies de l’information. Un ordinateur, ça se pénètre, ça se hacke, ça se pirate. Ça peut coûter très cher.”
Longtemps, les militaires birmans sont restés hermétiques à la modernité. L’ancien dictateur Ne Win, une sorte d’Ubu roi crépusculaire, gouvernait entouré de sorciers, d’astrologues et de numérologues. Son numéro fétiche était le 9. Ainsi, sous son règne, la Birmanie était le seul pays au monde dont les billets de banque étaient des multiples de 9 : 90, 45… Le 9 marquait toutes les décisions importantes. Mais Ne Win est mort et la nouvelle génération de militaires a compris que la technologie pouvait leur servir d’arme. Mais les gamins qui leur font face sont des guépards numériques et les ridiculisent aussi souvent que possible.
SUR LES PAGES INTERNET : “ACCESS DENIED”
Myo m’emmène dans un cybercafé complice. Signe de tête discret au patron. Presque sans nous regarder, il indique le fond de la salle. “Il faut savoir où on met les pieds et se méfier. Les patrons de cybercafés ont ordre de signaler les sites que leurs clients fréquentent. Mais ils sont très nombreux à ne pas le faire.”
Myo passe un bon quart d’heure à contourner les pare-feux et les systèmes de blocage. Nous nous cognons sans cesse sur une page blanche avec, en lettres rouges, toujours le même bandeau : access denied. Toutes les messageries mail occidentales sont access denied : Gmail, Hotmail, Yahoo… Tous les sites d’information : access denied.
Grâce à des proxys indiens, Myo parvient à contourner les checkpoints électroniques. Il veut me montrer un film formidable : le mariage de Thandar Shwe, l’opulente fille de l’actuel dictateur Than Shwe. La vidéo aurait dû rester un souvenir familial. On y voit le dictateur s’empiffrer au milieu de centaines de convives alors que sa fille est chargée de parures en diamants : collier, bracelets, bagues, barrette à cheveux… Quelques kilos de cailloux scintillants filmés au plus près par une optique macro.
Le film a fuité et s’est retrouvé sur internet. Idem pour les maisons des privilégiés du régime, leurs voitures de sport, une cave remplie à ras bord de dollars soigneusement rangés (difficile, d’être sûr de la provenance de cette dernière image). Myo me montre tout cela en rigolant silencieusement de sa drôle de grimace.
Je repense aux obsessions de certains notables parisiens à l’encontre d’internet, son populisme supposé, ses affabulations, ses excès… Le généralissime Than Shwe est d’accord. Cette scandaleuse insolence est décidément intolérable.
DANS LES LOCAUX D’ALCATEL SHANGHAI BELL
Sur un site de l’opposition birmane, Irrawady News, je trouve une information étrange. Alcatel Shanghai Bell, la filiale chinoise d’Alcatel, serait en train d’aider le régime à mettre en place un réseau internet. Le site annonce que les militaires aurait pour objectif de prendre le contrôle des télécommunications. D’abord via un site exclusivement militaire, Hantawaddy, qui serait ensuite étendu à tout le pays.
Alcatel ? La boîte française ?… Qu’est-ce qu’elle viendrait fabriquer dans un pays aussi dictatorial que la Birmanie ? Sur un terrain aussi sensible que les télécommunications ? Règle de base, ne jamais prendre les informations de l’opposition pour argent comptant. A l’hôtel, je profite d’une bonne connexion internet pour aller à la pêche aux infos sur le site d’Alcatel.
Une boîte considérable. Une multinationale. Les Français d’Alcatel ont fusionné avec les Américains de Lucent. Sur leur site corporate, aucune référence à la Birmanie. Ils signalent pourtant une présence dans cent cinquante pays, tous religieusement listés. En Chine, Alcatel Shanghai Bell est bien leur filiale, puisque la maison mère la possède à 50,1 %. Ignorent-ils ce que fabriquent les Chinois ?…
En fouillant un peu sur leur site, je réalise à quel point Alcatel veut apparaître comme une boîte éthique, écolo, soucieuse de développement durable. On trouve des codes de bonnes conduites et des engagements moraux à foison, top priorité aux droits de l’homme, et même un rappel en forme de menace du gouvernement des Etats-Unis aux employés américains : il leur est interdit de travailler en Birmanie-Myanmar, ils doivent le signaler, demander une dérogation. Sinon, ça peut aller jusqu’à la prison…
Gros doutes, quand même, sur les informations de l’opposition. Myo me dit : “J’ai entendu dire qu’ils ont leurs bureaux à l’hôtel Sedona, un établissement de luxe où les militaires font leurs affaires. Je ne peux pas y aller avec toi, je vais être identifié…” J’enfile un polo Lacoste, un air de riche Occidental qui est ici comme chez lui et j’erre dans les couloirs. Un gars en T-shirt noir me prend en filature pendant cinq bonnes minutes. Il abandonne quand il voit que je me rends au spa pour me renseigner sur les tarifs.
Je visite tout l’hôtel… Aucune référence à la présence d’Alcatel Shanghai Bell. Au business center, d’où l’on peut envoyer les fax, on me lâche l’info. Ils sont au cinquième étage des Business Suites. En effet, c’est là que je découvre leurs bureaux. Le logo familier d’Alcatel. Prétextant une petite visite de compatriote, je rentre. Sans dire que je suis journaliste, j’engage la discussion avec un cadre chinois. Je demande à rencontrer des Français. Il me répond que les ingénieurs français, quand ils viennent, préfèrent loger à l’hôtel Inye, de l’autre côté du lac. Il me laisse entendre qu’ils débordent de projets avec les militaires birmans mais qu’il n’est pas facile de travailler avec ces types-là, ils veulent développer internet tout en cherchant à tout contrôler… Ici, me glisse le cadre chinois, c’est comme la Chine avant l’ouverture.
Les informations des sites d’opposition étaient donc correctes. J’apprenais pas à pas que les militants de l’opposition birmane représentent une source étonnamment fiable. Sans doute dégoûtés par la propagande épaisse du gouvernement, ils nourrissent un souci vétilleux du fait juste et développent une maestria numérique qui me sèche.
Les jours suivant m’arrivent en pièces jointes une série d’informations très précises et authentifiées par des documents officiels. Les militaires ont rasé un morceau de jungle dans le centre du pays, au nord-est de Mandalay. Un lieu hors d’atteinte dont un check-point contrôle l’entrée. Tout près de leurs installations militaires sensibles, ils ont bâti une cyberville : Yadanabon. C’est là qu’ils veulent centraliser toutes les communications du pays.
Ainsi, les serveurs numériques se trouveront sous leur contrôle. Ils se préparent à créer un nouveau Internet Service Provider (FAI, un fournisseur d’accès internet). Evoquant ce nouveau portail, un document officiel précise : “Nous assurons ainsi une meilleure sécurité, notamment par le filtrage des sites web.”
J’en déduis que les officiels birmans sont plus soucieux de leur sécurité que de celle des internautes de la résistance. Enfin, noir sur blanc dans le même article, “Alcatel Shanghai Bell a agi dans ce projet comme un consultant technique”… Les Chinois de la filiale Shanghai Bell se prépareraient à mettre le nec plus ultra de la haute technologie française occidentale à la disposition des militaires birmans… Opération clandestine et que la firme ne mentionne nulle part dans les informations qu’elle fournit.
{"type":"Banniere-Basse"}