En tournant un documentaire clandestin pour Canal+ en Birmanie, Paul Moreira a découvert que le groupe français collaborait avec les généraux.
Je l’appelle Myo. Ce n’est pas son vrai nom. En vérité, je ne sais pas comment il s’appelle. Je ne sais pas où il habite. Je ne connais pas son numéro de téléphone. Mon unique moyen de le joindre : une carte SIM qu’il a glissée dans son téléphone portable et que j’ai achetée à mon propre nom. Ce sont mes coordonnées à moi que la fille du magasin a notées, l’adresse de mon hôtel qu’elle transmettra au ministère de l’Intérieur. Myo reste invisible.
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La police peut bien m’arrêter, fouiller mes notes, m’abandonner déshydraté de trouille dans une cellule saturée de moustiques : je ne sais rien qui leur permettrait de remonter jusqu’à lui. Myo applique les gestes de la clandestinité comme une procédure routinière, sans l’emphase dont le cinéma userait pour camper son personnage.
UNE CHEMISETTE ET DES TONGS DE VELOURS
J’ai en tête l’équipe des braqueurs de Reservoir Dogs, le film de Tarantino. Ils préparaient un hold-up et ignoraient par sécurité leurs identités mutuelles. A chacun un nom de couleur (“I don’t wanna be Mr. Pink !”).
Myo n’a pas vu Reservoir Dogs, il n’a pas aimé Inglourious Basterds mais il vénère Tony Soprano. Un ami lui a rapporté un coffret DVD piraté de Bangkok. Grâce à internet et à la révolution numérique, Myo s’évade chaque jour de son pays prison.
Il se fond dans la foule des rues de Rangoon, un peu voûté, une chemisette, des tongs de velours, un longyi, cette sorte de jupe masculine que portent tous les Birmans. Rien qui détonne. Myo est mon guide, mon fixer, mon traducteur. C’est lui qui m’a aidé à enquêter en Birmanie. Sans l’aide de son réseau, je n’aurais jamais pu remonter jusqu’à une entreprise française majeure. Jamais pu mettre en évidence comment cette entreprise collaborait à l’appareil de surveillance mis en place par les militaires.
Ici, la police politique est partout. Les mouchards aussi. Dans ce pays au charme décati, rythmé de pagodes couvertes d’or, peuplé de moines bouddhistes doux et sereins, on peut partir en prison longtemps, très longtemps, pour de simples crimes de la pensée. Avec les journalistes, le régime est particulièrement sévère. Les reporters étrangers sont interdits de visa. Nous rentrons comme touristes après avoir signé un formulaire grisâtre qui nous engage à respecter les lois du pays sous peine de sanctions.
Nous ne risquons pas grand-chose. Une saisie du matériel, peut-être quelques jours de prison suivis d’une expulsion. Pour les Birmans qui nous accompagnent ou ceux qui nous adressent la parole, le tarif n’est pas le même. Pour protéger Myo, je joue le vacancier promené par son guide. Je souris tout le temps, nez en l’air, et je balade une petite caméra vidéo comme un sac à main. Je sais faire l’imbécile avec un naturel étonnant.
DEVANT LA MAISON DE AUNG SAN SUU KYI
“Combien tu prends si on se fait attraper ?” Je lui avais posé la question dès le premier jour. Nous étions attablés, faussement nonchalants, dans un restaurant au bord du lac Inye. Sur l’autre rive, la maison de Aung San Suu Kyi, belle bâtisse anglo-birmane baignant dans son jus, renfermant depuis quatorze années une femme, symbole de l’opposition inflexible de tout un peuple au pouvoir des militaires.
En 1990, elle avait gagné les seules élections démocratiques de l’histoire du pays, mais les militaires les avaient annulées d’un coup d’Etat. Ils avaient changé le nom du pays en Myanmar et avaient assigné la dame à résidence dans la maison là-bas au loin.
Suu Kyi est sans doute la seule Birmane qu’ils ne peuvent pas mettre en prison. Elle est la fille du héros national, le grand Aung San qui arracha l’indépendance du pays aux Britanniques. En 1991, elle est honorée du prix Nobel de la paix. Pas suffisant pour détordre les militaires birmans. A part pour quelques brèves périodes d’ouverture, elle est restée détenue à domicile.
Myo nous avait emmenés jusqu’ici pour prendre quelques images. Son visage semblait taillé dans la pierre, inexpressif mais cadenassé. Il ne s’était même pas tourné vers moi pour me répondre : “Si nous sommes arrêtés, je prendrai probablement entre sept et dix ans de prison… Ça dépend de ce que vous direz sur moi…” Nous avons quitté le restaurant. J’ai voulu monter dans le taxi stationné juste devant. Il a doucement pincé ma chemise pour m’en détourner. “Non…”
Nous avons laissé filer les voitures et hélé le troisième taxi qui roulait dans l’avenue. Zéro risque. Je déduis : le taxi stationné ici n’est peut-être pas là par hasard. S’ils savent que nous sortons du restaurant sensible, ils peuvent vouloir nous emmener à notre prochain rendez-vous et donc savoir avec qui nous sommes en contact. Myo déploie une panoplie de petites combines pour semer les filatures. Je les repère avec admiration les unes derrière les autres. Une fois seulement, j’ai senti qu’il touchait juste.
Postés devant un hôtel, deux quidams trop banals et attentionnés que nous avons dû semer très vite. Il convient de ne pas tout décrire, de ne pas se laisser contaminer par ce syndrome paranoïaque particulier à la Birmanie-Myanmar : le regard qui scanne en permanence à 360 degrés , jusqu’à la mi-graine, les flics cachés derrière le moindre vendeur de bétel, la moindre attention perçue comme une curiosité suspecte… “Burma head”, disent les vieux journalistes anglosaxons en poste en Asie depuis longtemps et rompus aux séjours birmans sous un faux visa de touriste.
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