Internet est aussi un objet d’art. C’est le terrain de l’artiste plasticien David Douard. Ce trentenaire collecte des textes et des poèmes sur Internet, qu’il transforme et manipule pour alimenter ses sculptures, tandis qu’il ne travaille qu’avec des matériaux conducteurs de courant. Entretien.
Quels sont vos premiers souvenirs sur Internet ?
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David Douard – Enfant, j’ai été biberonné à la télévision et c’était pour moi naturel de passer de la télévision à Internet. A l’adolescence, je n’ai pas utilisé Internet pour combler mes lacunes scolaires grâce à des encyclopédies en ligne comme Wikipédia. En revanche, j’ai fait des recherches sur la manière dont la technologie fonctionne, sur le site commentcamarche.net. J’imprimais tout. Je me souviens avoir imprimé presque cent pages sur l’informatique pour les lire à la maison, alors que maintenant nous lisons directement sur l’écran.
Allez-vous quotidiennement sur Internet ?
Oui. Avec mon téléphone, je suis constamment connecté. Même si Internet est addictif, ce n’est pas une drogue. Je ne connais pas de drogue qui permette de réagir politiquement.
Comment concevez-vous votre rôle d’artiste aujourd’hui, dans cette société de l’instantanéité, du zapping et de l’obsolescence programmée?
Je suis hors de moi, tout le temps. Je ne zappe pas, je ne regarde pas les informations et je ne supporte pas les médias. Je n’ai pas envie de m’assommer ou de m’étourdir. Je ne consomme pas la société comme elle voudrait qu’on m’anesthésie. Depuis quatre mois, je travaille et construis une oeuvre autour d’une seule information : plus de 10 000 enfants migrants non accompagnés auraient disparu en Europe depuis deux ans.
Votre œuvre We’ve ne’er gotten représente un jeune homme angoissé et rongé par Internet, dont l’identité propre semble niée. Etes-vous méfiant à l’égard d’Internet ?
Je me méfie du contrôle qu’Internet a sur nous, de notre passivité sur ce médium. Le jeune homme représenté sur mon oeuvre We’ve ne’er gotten fait partie de cette génération qui subit Internet. En mettant ses doigts dans sa bouche, il s’abdique du langage et se fond dans l’anonymat. Peut-être ces doigts sont ceux avec lesquels il tape sur son clavier et fait des recherches sur Internet. Peut-être ces doigts vont toucher sa glotte et le faire vomir de tout ce qu’il a ingurgité sur le Web.
Mais Internet peut aussi devenir une arme politique d’engagement et de résistance, vecteur de changement dans la société. Ce garçon à l’air pâle est l’activiste de demain. A côté de la photographie du garçon, il y a une pièce en aluminium représentant un « W », fondue, coulée, crachée. C’est le début d’un poème que j’ai collecté sur Internet lors du mouvement « Occupy Wall Street », qui avait pour slogan « we are the 99 %« , dénonçant les inégalités de richesse criantes aux Etats-Unis.
Pour vous, les enfants subissent le contrôle d’Internet et, une fois adultes, ils réalisent qu’ils peuvent avoir une prise sur ce médium…
Complètement. Enfant, je regardais à la télévision des programmes qui me rendaient stupides, mais je ne pouvais pas réagir, à moins de casser la télévision. Sur Internet, je peux réagir et m’exprimer, en imprimant des pages, en postant une photo, en commentant un article. Même si nous recevons tous l’information comme des mollusques, nous pouvons nous exprimer sur la toile, encore plus sur le dark net. Aujourd’hui, je ne m’intéresse pas à Google ou à YouTube, que je considère comme des cafés ou des cabarets, où nous rencontrons des personnes, où nous échangeons des vidéos. En revanche, je suis passionné par le dark net, les mouvements politiques souterrains et les cyberactivistes. Le dark net, c’est l’avenir : l’internaute n’a pas d’adresse IP traçable et est complètement anonyme.
Dans vos oeuvres, cherchez-vous à donner la parole aux internautes anonymes ?
Sur Internet, l’artiste n’est plus auteur, mais devient anti-auteur. Le « moi » se dissipe et je n’exprime pas ma propre subjectivité enfouie. L’artiste ne crée plus à partir de rien, mais imagine des oeuvres qui ne concernent pas que lui.
A titre personnel, les poèmes qui inspirent mes oeuvres ne sont pas de moi, les formes non plus. Je suis une éponge, je prends ce que je trouve sur Internet et je copie-colle. Je parle à la place des autres et je me dois de collecter les réactions des personnes qui interagissent sur Internet par le biais de l’anonymat et de noms d’avatars. Le « We » (« Nous », en anglais) est omniprésent dans mes oeuvres, toutes mes oeuvres commencent par « We », comme celle intitulée We’ve ne’er gotten.
Vous sentez-vous libre sur Internet ?
Non, jamais. Internet est l’outil de contrôle de base. Désormais, des réseaux sociaux comme Facebook archivent toutes les données de chaque utilisateur pour contrôler nos affects, en partageant sur notre fil d’actualité des images qui nous touchent.
Par contre, sur le dark net, je suis libre, mais à quel prix ? Dans les squats, dans les souterrains ou dans les catacombes, nous sommes libres certes, mais nous pouvons nous retrouver nez-à-nez avec un violeur. Sur le dark net, c’est pareil. L’internaute peut accéder à des sites illégaux, comme des sites pédopornographiques, où des enfants se font maltraiter. Toutefois, le dark net n’a pas que des côtés sombres. Il est aussi le lieu d’un cyberactivisme politique, avec des collectifs comme « Anonymous ».
Aujourd’hui, Internet est-il le principal lieu d’expression et de résistance politique ?
Oui, plus que tous les autres médias. Internet permet un échange et offre aux internautes l’opportunité de réagir aux informations qu’ils lisent et voient. A l’inverse, je ne connais aucun journal papier sur lequel nous pouvons à la fois lire et écrire dessus. Lors du mouvement Occupy Wall Street en 2011, j’ai ouvert mon ordinateur et regardé comment les gens réagissaient sur Internet et aiguisaient leur conscience politique, en postant par exemple des poèmes de la Beat Generation. Aujourd’hui, si des activistes vont manifester dans la rue, ils auront un article dans le journal. Mais s’ils commencent à agir sur Internet en organisant des fuites comme Wikileaks, ils peuvent déclencher un éveil des consciences.
Pensez-vous que les citoyens devraient davantage s’intéresser au dark net?
Oui, je ne milite que pour ça. La publicité que nous recevons sur Internet est une forme d’oppression contemporaine. Est-ce que j’ai choisi de voir le même spot publicitaire trente-six fois par jour ? Non je n’ai pas choisi ça, donc je réagis et je m’insurge.
De nos jours, personne ne se soucie de la manière dont la technologie nous contrôle et nous représente. Pourtant, nous devrions nous inquiéter, car notre émancipation va passer par la technologie. Nous devons être libres, tout en gardant les médias et médiums actuels. Sur le dark net, nous sommes émancipés : mon ordinateur est libre de ne pas recevoir de la publicité, tandis que mes recherches ne sont pas enregistrées. Nous pourrions stocker nos données chez nous, avec notre propre disque dur pour avoir conscience de la place que nos données personnelles – souvent futiles – prennent. Au rythme des dizaines de photos Instagram, statuts Facebook ou tweets, les disques dur prendraient toute la place disponible dans notre chambre. Aujourd’hui, la situation est terrifiante : l’histoire de notre humanité s’archive dans des disques durs stockés dans des pauvres hangars en banlieue. Je crois en la construction de plateformes open source, comme le dark net, où chacun peut apporter sa pierre à l’édifice et contrôler ses données personnelles.
David Bowie disait qu’avec Internet, on mène une forme de vie extraterrestre. Concevez-vous ainsi votre vie sur Internet ?
Absolument pas. Sur Internet, nous sommes complètement ancrés dans la réalité.
Propos recueillis par Gaëlle Lebourg
Pour aller plus loin : l’émission Les Nouvelles Vagues diffusée sur France Culture avec David Douard est consultable ici.
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