Une pièce en alexandrins pour critiquer le capitalisme : un exercice jubilatoire et efficace de l’économiste Frédéric Lordon.
Dans la multitude d’essais analysant depuis plus de deux ans la crise financière sous tous les plis, le nouveau livre de l’économiste Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre, tranche par la forme et le ton. L’auteur, membre du collectif Les Economistes atterrés, connu pour son travail technique, aride, fondé sur une connaissance précise des règles du capitalisme financier (cf. Jusqu’à quand ? – Pour en finir avec les crises financières ; Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme…), explore ici un registre inédit : la comédie théâtrale !
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Une pièce en alexandrins, en quatre actes, pour parler d’économie ? La proposition, a priori un peu grotesque, assume sa bouffonnerie et s’avère efficace autant pour l’oralité échevelée qu’elle déploie que pour les vices politiques qu’elle révèle. Plutôt que de ressasser un discours désenchanté et impuissant sur la crise, Lordon indique par son geste iconoclaste que l’on peut aussi simplement en rire. Comme si le rire – jaune – était l’ultime recours affiché contre le désespoir et son impolitesse.
Rire, oui, mais “sérieusement” et de manière atterrée, c’est-à-dire en intégrant au coeur d’un genre proche de la commedia dell’ arte la rigueur d’une analyse critique. Conscient de l’inanité des effets du travail universitaire sur le cours du réel et les cours des marchés, le chercheur fait le pari d’un écart : plus que de “dire la crise capitaliste”, il s’agit ici de “la faire entendre”, explique t-il dans un post-scriptum.
Parce que les discours dominants ont tendance à “déréaliser” la crise, il cherche, par le biais du théâtre politique, à la “surréaliser”. Lordon met en scène des personnages, sortes de bouffons cyniques, pétris de leur suffisance autant que de leur aveuglement : le gouverneur de la Banque centrale, des banquiers, le Premier ministre, des fondés de pouvoir, le président de la République et ses conseillers, évoquant ensemble la manière de surmonter la crise dans les premiers mois de son surgissement.
Personnages génériques et “en eux-mêmes inintéressants”, ce sont des “voix” qui trahissent leur position. Des “précieux ridicules” d’aujourd’hui, que rien, même le pire, ne touche, surtout pas la vanité.
“Tous ces gens ventriloquent des positions et n’ont pas d’autre caractère que celui de leur genre”, souligne Lordon.
En la matière, le Président est assez irrésistible : “donnez-moi des nouvelles, comment va la planète ? Forcément pour le mieux quand je suis à sa tête” ; “Mon caractère entier a le goût du majeur/ De l’extraordinaire et de toute grandeur”… Les banquiers ne manquent pas non plus d’outrecuidance : “Nous sommes importants, nous sommes névralgiques…”
Dans ce théâtre d’ombres et de petits coqs de basse-cour, les conseillers du prince pressentent, à peine plus lucides, “l’insurrection qui vient”. Le “nouveau second conseiller” s’alarme ainsi :
“Ce système périt sous trop de déshonneur/Il a accumulé scandale et discrédit/ A un point de dégoût voire d’ignominie/ Elites corrompues, possédants aveuglés/Ont été incapables de le modérer”…
Alors qu’il ne cesse depuis des années de dénoncer les fondements et les dérives du capitalisme financier et son horizon “haïssable”, d’appeler à la destruction de la Bourse, Frédéric Lordon se livre ici à un exercice jouissif, comme un acte libératoire où la colère et la critique se fondent dans un bain de jouvence d’humour noir. Le rideau tombe sur un monde crépusculaire.
Jean-Marie Durand
D’un retournement l’autre – Comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes et en alexandrins (Seuil), 136 p., 14€.
Dans le cadre de la manifestation Paris en toutes lettres, lecture sera donnée de la pièce, le 7 mai à 16 h au Centquatre, Paris XIXe (avec Jacques Bonnaffé, Denis Podalydès, Patrice Bornand, Francis Leplay, Christian Benedetti). L’auteur dialoguera avec le romancier Mathieu Larnaudie sur le thème : “Quelle littérature pour rendre compte de la crise financière actuelle ?”, le 8 mai à 17 h au Point éphémère, Paris Xe.
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