Séries télé, films, circuits touristiques et produits dérivés : le narcotrafiquant Pablo Escobar fascine toujours en Colombie, plus de vingt ans après sa mort. Reportage dans un pays hanté par son passé.
Notre contact sur place nous a promis la jungle à seulement quatre heures en voiture de Bogotá. Pour y parvenir, il faut s’engager droit vers l’est, quitter la ville, son épais nuage de pollution et sa circulation toujours encombrée, emprunter des routes de banlieue dont le bitume défoncé fait trembler notre camionnette.
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Là, après un défilé de paysages tristes, de bâtiments laissés à l’abandon, d’usines et d’immeubles délabrés occupés par les classes les plus pauvres de la capitale de la Colombie, se dresse le Parc national naturel de Chingaza, l’une des fiertés du pays. Située à environ 3400 mètres d’altitude, cette immense chaîne de montagnes au climat humide, étendue sur plus de 70000 hectares, dissimule des lacs d’eau sombre et des forêts denses à la végétation foisonnante.
“La zone était totalement hors de contrôle”
La voie étroite qui nous mène au sommet du parc est dégagée et facilement accessible en ce matin brumeux de premier mai. Elle ne l’a pas toujours été. “Il y a encore une quinzaine d’années, quand la situation politique du pays était explosive, ça aurait été impossible de foutre les pieds ici, nous raconte le réalisateur Andrés Baiz. Avec les trafiquants de drogue, les mercenaires et les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie, guérilla communiste qui, après plus d’un demi-siècle de conflit, a signé un accord de paix avec le gouvernement en juin 2016 – ndlr), la zone était totalement hors de contrôle.”
Ce jeune cinéaste bavard et exalté qui nous sert de guide est ici pour réaliser un épisode de la deuxième saison de Narcos, l’excellente série de Netflix retraçant l’histoire du célèbre mafieux Pablo Escobar, dont la saison 1 est disponible sur le site de la plate-forme.
L’une des scènes les plus complexes de la série
Entouré d’une petite troupe d’acteurs et de techniciens dévoués, la plupart issus de l’industrie du cinéma locale, il brave la pluie qui s’abat désormais sur le parc de Chingaza et vérifie le moindre détail de son plateau de tournage, une simple maison en ruine plantée au creux de la montagne. Il doit aujourd’hui filmer l’une des scènes les plus complexes de la série : une violente dispute entre un tueur à gages et sa femme, qui s’achève par une fusillade sanglante.
Narcos saison 1, diffusée sur Netflix © Netflix
Après une première prise ratée, la tension monte peu à peu au sein de l’équipe technique, qui fait face à un enchaînement de soucis logistiques, aux caprices de la nature et aux coups de téléphone inquiets de la production. Mais un autre sujet, plus grave, préoccupe Andrés Baiz. Depuis le début de sa diffusion, Narcos a provoqué une vaste polémique en Colombie, où certains médias accusent la série de participer à la légende de Pablo Escobar, en dressant un portrait trop “neutre” sinon “complaisant” de l’ancien trafiquant de cocaïne.
“‘Narcos’ n’a pas vocation à éduquer les spectateurs
Isolé sous une tente derrière le plateau de tournage, le cinéaste fait les cent pas et balance sa vérité : “Je m’en fous de la polémique. Voilà, je m’en branle complètement, dit-il, avant d’argumenter un peu. Narcos n’a pas vocation à éduquer les spectateurs. Je ne suis pas un prof qui va donner la leçon, dire que tel homme était bon, tel autre était mauvais. Non, la réalité était beaucoup plus complexe que ça.”
Cette réalité, Andrés Baiz en a lui-même fait l’expérience. Né en 1975 à Santiago de Cali, une ville située à l’ouest de la Colombie, le cinéaste a grandi dans le climat de terreur des années Escobar. Il a connu les règlements de comptes, l’explosion de la cocaïne dans les rues, les attentats terroristes menés par le narcotrafiquant pour fragiliser le gouvernement au cours des eighties.
“J’ai vu beaucoup de proches mourir, alors je n’ai aucun problème à te dire que Pablo Escobar était un salaud. Mais il n’était pas que ça : c’était aussi un père de famille, un type attaché à son pays, qui a voulu faire de la politique, qui a donné de l’argent au peuple. C’est mon devoir, en tant que cinéaste, de dresser un portrait ambivalent du personnage.”
“Soit les gens le détestent, soit ils l’adorent”
Affalé sur un canapé dans une suite de son hôtel de luxe, à Bogotá, l’acteur principal de la série, Wagner Moura, résume la situation : “Ça devient tendu dès qu’on aborde le cas Escobar en Colombie. Soit les gens le détestent, soit ils l’adorent. Nous, on a voulu rester le plus fidèle possible aux faits.”
Pris pour cible par la presse colombienne, Narcos n’est au fond que la partie la plus visible d’un vaste phénomène médiatique, qui a fait de Pablo Escobar un héros de fiction légendaire. Une icône. Plus de vingt ans après sa mort, fusillé par des flics au terme de sa dernière cavale le 2 décembre 1993, l’ancien boss du cartel de Medellín est brusquement revenu sur le devant de la scène, propulsé par toute une vague de séries télé, films et romans de gare.
El Patrón del mal, une production de la télévision colombienne © Caracol Televisión
En 2012, le premier épisode de la telenovela El Patrón del mal, un biopic du narcotrafiquant, réunit 11 millions de fans en Colombie et s’impose comme le meilleur lancement de l’histoire de la télévision nationale. En 2014, Benicio Del Toro prête ses traits au célèbre mafieux dans le film Paradise Lost. En septembre prochain, Bryan Cranston incarnera un agent du FBI en guerre contre les narcos dans The Infiltrator, tandis que Tom Cruise vient tout juste de finir le tournage de Mena, un thriller où il jouera un passeur de drogue pour le cartel de Medellín.
“Il y a tous les ingrédients des succès populaires dans le mythe d’Escobar” Julián David Correa, directeur de la cinémathèque de Bogotá
“Et ça n’est que le début : chaque année, il y a une dizaine de séries et de films lancés sur le thème de Pablo Escobar, soupire Julián David Correa, le directeur de la cinémathèque de Bogotá. Il faut dire que c’est une histoire qui fait vendre : la réussite d’un type parti de rien, qui a fait fortune grâce à la drogue et qui a défié les puissants. Il y a tous les ingrédients des succès populaires dans le mythe d’Escobar : de l’argent, des flingues, de la drogue et de la politique antiestablishment.”
Apparition d’un business controversé
Longtemps taboue, cette période sombre de l’histoire colombienne est devenue en quelques années un sujet à la mode, provoquant même l’apparition d’un business controversé. Dans les rues de Bogotá, autour du quartier populaire de La Candelaria, il n’est pas rare de croiser des types affublés d’un T-shirt “I love Pablo Escobar”, et plusieurs échoppes font commerce de produits dérivés à l’effigie du mafieux. Des petits malins ont lancé des circuits touristiques sur le thème Escobar, proposant aux curieux de visiter les lieux occupés par le patron du cartel de Medellín.
Oscar Cantor fait partie de ces nouveaux entrepreneurs sulfureux. A 42 ans, cet ex-informaticien s’est reconverti dans le business Escobar après la diffusion de la telenovela El Patrón del mal. “Les gens étaient fous de cette histoire partout en Amérique latine, ça a été un tel succès que j’ai senti qu’il y avait un gros marché. Après tout, pourquoi pas ? Il y a bien des tours Al Capone à Chicago et des tours Jack l’Eventreur à Londres”, nous dit-il, au volant de sa voiture qui file à toute blinde à travers Bogotá.
Pour 750 dollars par personne, il organise des circuits de cinq jours, avec une étape dans le fief de Pablo Escobar, à Medellín, et une autre dans son Hacienda Nápoles, une immense villa témoin de la folie bling-bling du narcotrafiquant. Ses clients ? “En majorité des mecs, des ultrafans qui viennent chercher un petit frisson. J’en ai parfois qui veulent taper des rails de coke dans la chambre d’Escobar. Ils sont pas méchants mais un peu cons.”
“Il faut faire attention à cette amnésie qui consiste à faire de ce type un héros”
Face à cette nouvelle tendance polémique, des journalistes et politiciens expriment régulièrement leur inquiétude dans la presse nationale. Rodrigo Lara Restrepo est en première ligne. Député de la ville de Bogotá, représentant du parti de centre-droit Cambio Radical, ce jeune quadra militant est le fils de Rodrigo Lara Bonilla, le célèbre ministre de la Justice assassiné par Pablo Escobar en 1984 parce qu’il s’était opposé à son entrée en politique.
Rodrigo Lara Restrepo vit depuis son enfance avec ce deuil et refuse aujourd’hui de voir son pays céder à une “Escobar mania”. “C’est un phénomène minoritaire mais il faut faire attention à cette amnésie qui consiste à faire de ce type un héros”, nous confie-t-il, attablé à la terrasse d’un café dans le quartier d’affaires de Bogotá : “Les médias ont leur part de responsabilité. Des séries comme Narcos privilégient le spectacle aux dépens des faits historiques. Elles donnent une image plus humaine du personnage.”
“Un peu comme Scarface dans les cités françaises”
Pour expliquer la fascination qu’exerce l’ancien trafiquant sur la population colombienne, Rodrigo Lara Restrepo évoque les dommages d’une fracture générationnelle. “Les fans de ces séries sont des jeunes, ceux qui sont nés après les années 1980, qui n’ont pas vécu notre époque noire. Ils n’ont pas connu les attentats, ils ne savent pas qu’Escobar posait des bombes dans les avions, qu’il payait pour chaque flic abattu, qu’il est responsable de plusieurs milliers d’assassinats. Pour eux, c’est une figure de gangster romanesque et rebelle. Un peu comme l’est Scarface dans les cités françaises.”
Dans la capitale colombienne, les fans d’Escobar se retrouvent au cœur des quartiers noctambules comme Santa Fe ou La Candelaria, qui abritait jusqu’en 2014 un bar de death metal baptisé El Patrón, en référence au boss du cartel de Medellín.
“Pablo est un modèle de réussite pour les Colombiens”
Mais c’est au sud de la ville, dans la zone prolo de La María, que Jesus Ramiro Lopez nous a donné rendez-vous le soir du mercredi 4 mai. Looké comme un thug nord-américain, avec sa casquette New Era, son hoodie noir et ses bras recouverts de tatouages, ce jeune type à peine sorti de l’adolescence est un fana d’Escobar.
Il y a quatre ans,Jesus Ramiro Lopez lâchait ses études pour se lancer dans le rap sous le blaze de Vampi Escobar. “Ça faisait quelque temps que je produisais des sons en amateur, mais sans trouver mon identité. Et puis j’ai eu le déclic un soir, explique-t-il. J’ai vu Pablo Escobar dans un rêve. Il me disait d’insister dans le rap, de continuer sur cette voie et de m’adresser directement à lui dans mes chansons.”
Depuis, le jeune rappeur a publié sa première mixtape, 666, une série de morceaux sous perfusion trap dans lesquels il fait l’éloge de la culture du narcotrafic et des sicarios, les fameux hommes de main du cartel de Medellín. Interrogé sur les raisons de sa fascination pour Escobar, Jesus Ramiro Lopez se lance dans un discours confus sur la politique, Dieu, la corruption, et finit par nous lâcher son secret : “C’est l’argent, mec ! Pablo est un modèle de réussite pour les Colombiens. Il a débuté en vendant des clopes, de l’alcool de contrebande, et il a terminé sa carrière à la tête d’un empire. Du pur génie.”
Des jeunes sacrifiés par “le miracle économique” de la Colombie
Là se trouve sans doute la vraie raison de cette “Escobar mania”. Derrière le folklore gangster, le destin de l’ancien mafieux incarne une forme d’ascension sociale pour tous les jeunes sacrifiés par “le miracle économique” de la Colombie.
Depuis 2010 et le début du mandat du président Juan Manuel Santos, le leader du Parti social d’unité nationale (une formation politique de centre-droit), le pays connaît une croissance autour de 4 %, mais souffre toujours d’inégalités sociales et d’un taux de chômage important, qui grimpe à plus de 11 % chez les populations jeunes des grandes villes.
“Un autodidacte qui s’est échappé de la misère” Johanna Suarez, enseignante en sociologie
“Les jeunes du pays sont les premiers affectés par la pauvreté et le chômage. Les moins éduqués d’entre eux se tournent alors forcément vers des modèles comme Pablo Escobar, un autodidacte qui s’est échappé de la misère”, nous explique Johanna Suarez, enseignante en sociologie à l’Universidad de Los Andes.
Au sommet de sa carrière, Pablo Escobar surfait lui-même sur cette image de héros du peuple, et se lança dans une vaste campagne de séduction des classes pauvres qui alimentent encore aujourd’hui son mythe. En 1982, alors qu’il s’engageait dans une brève carrière politique, le trafiquant a investi une partie de sa richesse dans des causes sociales, créant l’opération “Medellín sans taudis” et bâtissant une série de maisons, hôpitaux, routes, églises et écoles, dont la plupart tiennent toujours debout. “Il s’est fabriqué une légende de ‘Robin Hood’ qui fait encore du mal au pays, pense Rodrigo Lara Restrepo. Certains jeunes ont un tel ressentiment contre la classe politique qu’ils se laissent très facilement séduire par la légende Escobar.”
“Si on l’avait laissé poursuivre sa carrière politique, il aurait été élu président”
Pour mesurer cette cote de popularité, il suffit de se rendre au musée de la Police nationale de Bogotá, où des centaines de curieux viennent chaque jour se recueillir devant les effets personnels de l’ancien narcotrafiquant ; ou encore dans le quartier pauvre de Los Olivos de Medellín, où des murs délabrés sont recouverts du portrait d’El Patrón.
“Les gens l’aiment sincèrement ici, ils se souviennent de ce qu’il a fait pour eux. Je suis sûr que s’il n’était pas mort, si on l’avait laissé poursuivre sa carrière politique, il aurait été élu président de la Colombie sans aucun problème”, nous explique Jhon Jairo Velásquez, joint par téléphone dans sa planque de Medellín.
Plus connu sous le nom de “Popeye”, ce quinqua affable et bavard fut l’un des fidèles complices de Pablo Escobar, un tueur à gages sanguinaire jugé en 1992 pour 565 meurtres. Sorti de prison en août 2014, au terme d’une peine de vingt-trois ans de réclusion, il vit aujourd’hui paisiblement et fait commerce de ses souvenirs, gérant une chaîne YouTube à plus de 100000 abonnés, publiant des bouquins sur son histoire et préparant une telenovela.
“C’est une activité fructueuse, oui, confie-t-il, sans préciser les revenus de son business. Les gens qui me suivent sont des nostalgiques d’Escobar ou de simples curieux. Et il y en a d’autres qui ont juste une attirance morbide pour le crime, mais j’essaie de leur expliquer que je ne suis pas vraiment un modèle à suivre…”
“L’impuissance de l’Etat a permis à Escobar de devenir une référence”
Installé derrière son bureau dans le quartier d’El Chico, Gonzalo Enrique Rojas Peña se frotte les yeux et serre les poings. A 45 ans, ce politologue natif de Bogotá mène une bataille sans merci contre cette nouvelle hype autour de Pablo Escobar et ses sbires.
Cofondateur de la fondation Colombia con memoria, Gonzalo Enrique Rojas Peña lutte pour la reconnaissance officielle des crimes du narcotrafiquant et met en cause l’attitude du gouvernement. “C’est l’impuissance de l’Etat qui a permis à Escobar de devenir une référence chez les jeunes, dit-il. Pendant toute sa carrière criminelle, il a été lié à près de 15 000 assassinats, qui ne sont toujours pas jugés, et qui seront bientôt oubliés.”
“Beaucoup de ses complices sont encore en poste aujourd’hui” Gonzalo Enrique Rojas Peña, cofondateur de Colombia con memoria
Avec une petite équipe d’avocats et de juristes, il a géré quarante-sept affaires depuis cinq ans mais s’est heurté à chaque fois à la réticence des institutions, pas vraiment favorables à lancer un grand procès national. “Le problème est que lorsqu’il était en vie, Pablo Escobar a mis en place un large système de corruption, en arrosant la police, la justice, les entreprises privées. Beaucoup de ses complices sont encore en poste aujourd’hui, et ils n’ont aucun intérêt à ce que l’on fouille le passé. Or la Colombie ne se débarrassera pas de Pablo Escobar sans un réel examen de ses crimes.”
En attendant, Gonzalo Enrique Rojas Peña va poursuivre sa mission pour la mémoire. Son principal enjeu : obtenir justice dans l’affaire du Vol 203 Avianca, un avion de ligne ciblé par un attentat terroriste commandité par Escobar le 27 novembre 1989, qui avait fait 110 victimes. Le politologue colombien nous jure qu’il ira au bout de son combat. Son père, ce jour-là, faisait partie des passagers.
Narcos La saison 2 sera diffusée à partir du 2 septembre par Netflix
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