Maintenant que les FARC ont rendu les armes, la guérilla marxiste va se transformer en parti politique. Mais pour les anciens guérilleros, le passage de la clandestinité à la légalité comporte encore de nombreuses embûches.
La révolution n’est pas un dîner de gala. La réintégration d’une guérilla marxiste vieille d’un demi-siècle à la vie civile, non plus. C’est cet événement historique que la Colombie s’apprête à vivre. Après un conflit fratricide qui a ravagé le pays depuis 1964, faisant 260 000 morts, 45 000 disparus et quelque 6,9 millions de déplacés, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont rendu leurs armes à l’ONU fin juin. L’accord de paix signé avec l’Etat colombien prévoit désormais leur transformation en parti politique légal, et l’amnistie des prisonniers politiques issus de leurs rangs, uniquement coupables de délits politiques. Alors que les élections législatives et la présidentielle auront lieu entre mars et mai 2018, les conditions sont-elles réunies pour que les mots remplacent définitivement les armes ?
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« En Colombie, ceux qui signent la paix sont traditionnellement assassinés dans la foulée »
La prudence en la matière est de mise. Les anciens guérilleros des FARC se souviennent amèrement de la précédente expérience de passage à la voie légale, qui s’était soldée par le massacre de 4000 de ses leaders et militants. En 1985, un an après les accords de cessez-le-feu de La Uribe, une partie des FARC se transforme en parti politique baptisé l’Union Patriotique (UP). En quelques années, ce parti réussit à faire élire 14 sénateurs, 20 députés, 23 maires et plus de 300 conseillers municipaux. Mais les ultras de l’armée colombienne et les paramilitaires d’extrême droite ont coupé court à l’expérience, profitant de la vulnérabilité des militants de l’UP pour les éliminer. D’où l’analyse circonspecte de Jorge Rojas Rodriguez, journaliste colombien et défenseur des droits humains, auteur d’un livre sur le chef suprême des FARC, Timochenko, el último guerrillero : « En Colombie, ceux qui signent la paix sont traditionnellement assassinés dans la foulée. D’ailleurs quatre guérilleros ont déjà été tués ces deux derniers mois après être sortis de prison. C’est un message très négatif. » Cette inquiétude est partagée par Lucas Restrepo, avocat et doctorant en Philosophie politique à l’Université Paris 7 :
« Il y a une combinaison dangereuse entre le désengagement général de l’Etat envers la sécurité des anciens combattants des FARC, et l’existence de groupes paramilitaires qui sont encore soutenus par certains secteurs de l’armée et certains gouvernements locaux. L’adjoint en charge de la sécurité à la mairie de Medellin, la deuxième ville du pays, a d’ailleurs été arrêté le 4 juillet pour ses relations avec le crime organisé, et ce n’est pas un cas isolé. Cette combinaison fait qu’un nouveau cycle de violence est possible. »
En Colombie, plus que jamais, « le passé pèse sur le présent comme le cadavre d’un géant ». Tout l’enjeu de la mise en œuvre des accords de paix de la Havane sera donc une affaire de confiance réciproque entre l’Etat et les ex-combattants, en dépit d’un lourd passif. Mais les premiers signaux envoyés par l’Etat, dans un contexte de polarisation politique accentué par la droite radicale du Centre démocratique, sont plutôt négatifs. « Pour l’instant, il y a beaucoup de méfiance envers l’Etat, constate Jorge Rojas. Au moment où nous parlons, 3400 guérilleros devraient avoir été libérés en vertu de la loi d’amnistie prévue dans les accords. Or jusqu’à aujourd’hui, on n’en est qu’à 1000« . 1420 d’entre-eux sont en grève de la faim pour revendiquer leur libération, dont un des commandants des FARC, Jesús Santrich, qui a lui été libéré.
« La paix exige des réformes, elle ne peut pas être au rabais »
De plus, la réforme agraire, qui est au cœur de l’accord de paix, peine elle aussi à être mise en œuvre. Celle-ci prévoit notamment de restituer leurs terres aux paysans expropriés, et de leur permettre de vivre dignement en cultivant des produits légaux, et pas de la coca. « Or en la matière le gouvernement continue sa vieille politique en faveur des grands propriétaires terriens, et des investisseurs étrangers qui utilisent peu de main d’œuvre », souligne Lucas Restrepo. « Les communautés qui vivent dans ces zones de guerre n’ont toujours perçu aucun bénéfice de l’accord de paix. Le gouvernement est très en retard à ce niveau là. Or la paix exige des réformes, elle ne peut pas être au rabais », s’alarme Jorge Rojas.
Aucun des deux camps ne peut cependant faire machine arrière. C’est la raison pour laquelle la mise en œuvre de l’accord de paix sera la priorité ultime du futur parti politique issu des FARC, qui tiendra son congrès fondateur fin août – début septembre, et qui pourra participer aux élections législatives et à la présidentielle de 2018. « Ils vont participer aux élections dans cette seule perspective, car ces accords doivent permettre de réduire les inégalités économiques et sociales du pays », avance Lucas Restrepo.
Le chef suprême des FARC, Rodrigo Londona, alias Timochenko (qui a récemment subi un accident vasculaire cérébral), ne dit pas autre chose, dans le livre récemment paru en espagnol, Timochenko, el último guerrillero : « Nous appelons à créer un grand mouvement rassembleur avec l’objectif, qui doit être partagé par tous les Colombiens, de mettre en œuvre les accords de paix. Les élections approchent. Nous avons besoin d’un président qui garantisse cela. »
Le spectre du « castro-chavisme »
Est-ce à dire que les FARC soutiendront un candidat qui ne sera pas issu de leur parti ? C’est ce qui semble se dessiner. « Que je dise maintenant : ‘Je serai candidat’, non, il n’y a pas le temps pour ça. Si la dynamique politique conduit à cela, je ne vais pas non plus reculer, mais je ne ferai pas campagne en fonction de cela », affirme Timochenko. « Les FARC ne vont pas se présenter en leur nom, assure Maurice Lemoine, journaliste spécialiste de la Colombie et ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique. Leur objectif est d’établir un large front de tous les partis et leaders politiques pour la mise en oeuvre des accords de paix, allant si possible jusqu’au centre-droit ». La paix a certes été plutôt bénéfique à l’image des FARC dans l’opinion, ce qui pourrait favoriser une convergence des partis favorables aux accords : « Tant que les FARC étaient en guerre, leur cote de popularité ne dépassait pas les 3%. Mais depuis qu’ils ont signé l’Accord de paix, et maintenant qu’ils ont déposé les armes, les FARC sont à 19% d’avis favorable. Cela signifie que la paix est une opportunité pour faire de la politique sans armes », développe Jorge Rojas.
Pour autant, les guérilleros font l’objet d’une haine tenace, et le fantasme du « castro-chavisme », instrumentalisé par l’extrême droite pour mobiliser contre l’accord de paix, plane déjà sur la campagne présidentielle. Pour mémoire, c’est en brandissant la menace d’une prise de pouvoir des FARC grâce au processus de paix que le camp du « non » a gagné au référendum du 2 octobre 2016, portant sur le soutien à l’accord final « pour une paix stable et durable » (le « non » l’avait emporté avec 6 431 376 voix contre 6 377 482 voix pour le « oui », avec une abstention de 62%). En conséquence de ce référendum, les membres du congrès ont pu modifier certaines dispositions des accords de paix, notamment en ce qui concerne la justice traditionnelle.
La « sécurité juridique » des accords remise en cause ?
En effet, l’accord de paix prévoyait que tous les responsables du conflit armé colombien rendent des comptes devant les juges : qu’il s’agisse des 7000 guérilleros, des 7000 membres des forces publiques coupables d’exactions ou des civils – notamment les grands propriétaires terriens ou les chefs d’entreprise qui ont financé les milices d’extrême droite. Or, le congrès a revu à la baisse les pouvoirs de la juridiction spéciale de paix concernant ces derniers. « Cela remet en cause la sécurité juridique de ce qui a été signé à la Havane », observe Maurice Lemoine.
C’est dire si tout peut encore basculer, et si l’élection de 2018 sera déterminante. « Si les accords de paix ne sont pas bouclés avant la présidentielle, ce sera considéré comme un échec du président Santos, et cela pourrait favoriser les uribistes, opposés à ces accords, analyse Maurice Lemoine. Cela pourrait inciter des combattants des FARC à sortir des accords, et l’ELN [l’Armée de libération nationale, autre guérilla encore active en Colombie, ndlr] à se détourner également de cette voie« . Désormais, c’est donc entre les mains des électeurs que repose l’avenir de la paix en Colombie. « L’accord de paix est désormais entre les mains de la société civile. Si elle se mobilise, si elle le défend, on avancera. Mais si elle s’en désintéresse, on aura de sérieux problèmes dans sa mise en œuvre », conclut Jorge Rojas.
Vient de paraître en espagnol : Timochenko el último guerrillero, de Jorge Rojas Rodríguez, éd. B, 280 p., 15 €
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