Sophie Tissier, 34 ans, opératrice prompteur à D8, a dénoncé à l’antenne le 30 mai dans l’émission Touche pas à mon poste, les baisses de salaires que subissent les intermittents depuis le rachat de la chaîne par le groupe Canal +. Entretien.
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Qu’est-ce qui vous a amené à intervenir de manière impromptue sur le plateau de l’émission Touche pas à mon poste pour laquelle vous travaillez?
Sophie Tissier- Je travaille sur l’émission depuis octobre, et ça se passe plutôt bien avec l’équipe et la société de production. Mais si je suis intervenue de cette manière pour dénoncer des baisses de salaires, c’est que la direction de D8, notre employeur, nous a traité avec beaucoup de mépris. Ce mépris m’a amené à pousser ce coup de gueule, car je n’ai pas vu d’autres issues. J’ai subi une baisse de salaire à partir de mai de 22 %. Je l’ai appris seulement quinze jours avant de façon informelle. Quand j’ai demandé à mon directeur technique de pouvoir négocier avec la DRH, il m’a ri au nez et m’a dit : « ici on ne négocie pas. C’est à prendre ou à laisser ». Je n’ai pas supporté qu’on considère si mal mon poste, et qu’on m’impose une baisse de salaire sans aucune négociation. Cette baisse intervient en fait dans le cadre d’un changement de convention collective. Suite au rachat de D8 par le groupe Canal +, les salariés de la chaîne sont en effet passés de la convention collective production audiovisuelle à la convention de la télédiffusion, moins protectrice. Eux prennent ce prétexte pour nous baisser nos salaires. Alors que, légalement, ils ne peuvent pas nous les baisser comme cela, pour un même poste. Ils n’ont pas le droit de le faire. Mais ils nous ont mis devant le fait accompli.
Vous avez dit que vous profitiez de la présence de Jean-Luc Mélenchon sur le plateau pour intervenir, pourquoi ? Quelle attitude a-t-il eu ?
Quand j’ai vu que Jean-Luc Mélenchon était invité dans l’émission, connaissant sa grande gueule sur ces sujets, je me suis dit que c’était le bon moment. Je ne suis pas membre du parti de gauche de monsieur Mélenchon mais j’espérais qu’il soutienne mon propos et la cause des intermittents. Et il l’a fait ! Il a dénoncé avec force notre précarité et nos conditions difficiles de travail. En fait, sur le moment, c’est quand il a dit que « le monde des médias est une machine à broyer« , que je me suis décidée à intervenir sur le plateau, car son discours m’a touché. En sortant du plateau, il ne m’a pas parlé spécialement. J’étais sous le coup de l’émotion, je n’ai pas cherché non plus à le voir.
Après l’émission, que vous ont dit Cyril Hanouna et vos collègues ?
J’étais ravie de la réaction de Cyril Hanouna. Je savais qu’il ne pouvait pas prendre parti pour moi. Il a pris plutôt le truc en rigolant, c’est une réaction qui lui ressemble. J’étais surtout ravie qu’il accepte de me faire parler. Après l’émission, il m’a conforté dans ma démarche : « Tu as eu du cran de faire ça« . La plupart des chroniqueurs m’ont dit la même chose. Enora Malagré m’a pris dans ses bras. « C’est bien ce que tu as fait« . Les techniciens sont venus me voir en disant que j’étais « couillue ». Je leur ai répondu que j’étais surtout une femme courageuse comme beaucoup de femmes dans mon cas, qui sont intermittentes et qui élèvent seule un enfant. Après, pour le replay et les rediffusions, la chaîne a censuré mon intervention. C’est une réaction attendue, et en même temps, c’est quand même de la censure…
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler à D8 ? Et que pensez-vous de vos conditions de travail ?
J’ai 34 ans. Je travaille à D8 depuis plus deux ans et demi. À l’origine, j’ai fait une fac d’audiovisuel et de cinéma à Paris III-Sorbonne Nouvelle. J’ai commencé par des stages, notamment à France 5, puis j’ai été embauchée comme assistante réalisation sous le régime de l’intermittence. Trois ans plus tard, j’ai commencé à faire du prompteur un peu par hasard : je suis passée sur le plateau du Journal de la santé sur France 5, ils cherchaient un opérateur prompteur, et il m’ont proposé de me former. Comme j’avais besoin de piger, j’ai accepté. Et puis, on m’a proposé de bosser sur d’autres émissions via Euromédia. C’est mon gagne pain. Parallèlement, je suis comédienne, ce qui peut expliquer que je n’ai pas eu peur de me retrouver face aux caméras. S’occuper du prompteur, c’est un poste qui n’est pas du tout reconnu. On n’existe pas dans la convention production audiovisuelle, on est qualifié d’ « opérateur synthé », ce qui n’a rien à voir. Or c’est un poste clé, qui exige un grand relationnel avec les animateurs. Nous sommes garants de l’aisance du présentateur à l’antenne. Si on les plante, ils se retrouvent le nez dans leur fiche, et sont mal à l’aise. Ce poste nécessite des compétences rédactionnelles, de réactivité, car il y a toujours des changements de dernière minute. C’est un poste de grande pression. Généralement, le matin, je travaille sur Le Grand Huit avec Laurence Ferrari, je commence à 9 heures, puis le direct se termine à 12h15. Je reprends ensuite avec Touche pas à mon poste à partir de 15h30 jusqu’à 20h30. Depuis la rentrée, on sentait une tension au sein de la chaîne. Et à partir de janvier, ils ont décidé d’échelonner les baisses de salaires en fonction des postes – les cadreurs, les chefs électro, les pupitreurs…–, et sans le dire officiellement. Moi, je l’ai appris mi-avril au cours d’une conversation avec un chargé de planning ! Tout le monde n’a pas été touché en même temps. Ils ne l’ont pas fait simultanément, je suppose pour éviter un mouvement collectif. Certains salariés ont refusé de travailler, d’autres n’ont pas eu le choix et ont continué…La CGT de Canal dénonce l’emploi abusif d’intermittents, et leur malléabilité qui les fragilise. Des personnes qui travaillent depuis des années sont virées du jour au lendemain par textos ! Ça se passe régulièrement. Il n’y aucun respect humain. On nous prend, on nous jette. Ça les arrange. Canal a d’ailleurs déjà été condamné plusieurs fois. Tout le monde subit des pressions. Tous ont peur de se faire virer. Le climat n’est pas serein. Nombreux sont ceux qui ont subi des baisses de salaires. Je suis un exemple parmi d’autres. Je ne peux pas dire que je suis un symbole, mais j’espère que j’ai parlé au nom d’un grand nombre d’intermittents. Beaucoup de copains intermittents me soutiennent. Je les remercie tous. J’ai reçu tout un tas de messages d’encouragement sur Facebook.
Vous terminez votre intervention en disant : « j’embrasse très fort ma petite fille Mathilde ». Vous avez pris un gros risque en intervenant…
Je suis une mère célibataire. C’est donc encore plus dur comme intermittente. Je dois gérer des horaires élastiques, je suis parfois contactée par les prods la veille pour le lendemain. Heureusement, je suis très entourée par mes amis et ma famille. Cela fait quatre ans que je ne suis pas partie en vacances. Financièrement, c’est très tendu pour moi et ma fille. On ne m’a jamais fait de reproches sur mon travail, mais souvent, quand s’arrête une collaboration, on ne me dit rien sur les raisons. En apparence, « l’intermittence » semble sympa, mais en réalité, nous devons subir de nombreux inconvénients, on peut être viré du jour au lendemain. Si je suis malade, je dois aller bosser, si ma fille est malade, c’est pareil. Si je plante une émission, on ne me fait pas de cadeau. Là j’ai pris un gros risque oui, car j’en ai ras le bol, j’en ai marre de subir, j’aimerais qu’on reconnaisse nos droits, et surtout, qu’on nous traite humainement. Pour l’instant, je n’ai pas eu de contacts avec la chaîne, ils m’ont juste dit qu’on se voyait la semaine prochaine. Je suis bookée sur l’émission lundi et mardi. Pour l’instant, ils ne m’ont pas annulé. Quand je vois que le groupe Canal a fait 700 millions d’euros de bénéfices l’année dernière, et quand je lis dans la presse que le PDG du groupe a augmenté de 20 % son salaire, ça me sidère. Nous, techniciens de base qui fabriquons les émissions, on se partage les miettes. J’ai envie de dire aux gens, arrêtez de subir. Qu’ils se réveillent ! Partout dans la société, on subit cette pression, il n’y a pas que les intermittents qui souffrent. Alors, quand j’ai senti l’opportunité d’intervenir à l’antenne, j’ai foncé. D’autres gens n’ont pas cette chance de pouvoir accéder aussi facilement à un média.
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