Disponible depuis peu sur iPhone, iPad et mobiles Android, « Cloud Chasers » nous invite à suivre un père et sa fille contraints de fuir leur pays. La démarche suscite la polémique. Mais pourquoi le traitement de ce genre de sujet devrait-il être interdit au jeu vidéo ?
Moritz Zumbühl a été sommé de s’expliquer : comment osait-il lancer un jeu sur le thème des migrations alors même que le sujet faisait tragiquement la une de l’actualité ? Opportunisme cynique ? Récupération mercantile ? Pas du tout, a répliqué le responsable du studio suisse Blindflug : la sortie de Cloud Chasers en ce mois d’octobre 2015 où les réfugiés syriens viennent périr par centaines sur les côtes européennes ou s’entasser de manière scandaleuse dans les environs de Calais n’est qu’une coïncidence. Et puis, osa-t-il à peine ajouter, s’il a conçu ce jeu, c’est parce que le sujet l’intéresse, le touche. Dans ces conditions, ce n’est pas interdit, si ?
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Le même genre de polémique, mais sur un mode encore plus caricatural, avait accompagné la sortie, au printemps dernier, du newsgame Syrian Journey disponible sur le site web de la BBC. Un jeu façon QCM hardcore, dont les deux issues les plus probables sont le retour au point de départ et la mort, dont le récit à embranchements repose sur les témoignages de vrais réfugiés syriens et qui nous demande de faire des choix. Allons-nous prendre la route de l’Egypte ou de la Turquie ? Accepter de verser toutes nos économies à un passeur ou chercher un plan B ? Une fois qu’on l’a payé, va-t-on l’attendre sagement à l’hôtel où il nous a demandé de rester ou tenter une sortie parce que, là, vraiment, il n’a pas l’air de revenir ? « Il est hallucinant que la BBC ait décidé de transformer les souffrances de millions de personnes en un jeu pour enfants », a fait mine de se scandaliser un « spécialiste du Moyen Orient » cité par le Sun et le Daily Mail en découvrant Syrian Journey, dont personne n’avait pourtant jamais laissé entendre qu’il s’adressait aux kids. Et qui tient plutôt de l’approche alternative (donc complémentaire) de l’actualité, du jeu de rôle au sens littéral du terme : on joue un rôle, on se met à la place de quelqu’un d’autre, histoire de voir comment on s’y sent, à cette place. La difficulté du jeu fait alors sens, cruellement.
Un jeu nourrit du réel
Cloud Chasers n’est cependant pas un newsgame comme Syrian Journey, et pas non plus un jeu politique ou militant comme ceux de Molleindustria – qui, par exemple sur un sujet comme celui de l’usage des drones et de la vie de leurs pilotes, en « dit » plus dans les quelques minutes interactives d’Unmanned que de longs discours et/ou films (coucou, Good Kill d’Andrew Niccol). Cloud Chasers, lui, se veut un « vrai » jeu, qui se nourrit du réel mais ne se contente pas de le reproduire. Un jeu commercial, aussi, et le fait qu’il faille payer pour y jouer brouiller étrangement sa perception. Etrangement parce que personne n’a jamais exigé des films ou des livres engagés qu’ils soient systématiquement distribués gratuitement. Etrangement, aussi, parce que sa présence sur les boutiques iOS et Android et sa plastique agréable sont aussi des raisons d’espérer que le « message » puisse passer.
En quête d’un monde meilleur
Dans l’esprit, Cloud Chasers n’est cependant pas si loin de Syrian Journey. Le jeu nous confie le destin d’un homme et de sa fille qui fuient à travers le désert en quête d’un monde meilleur et qui, en chemin, sont contraints de faire des choix. Par exemple, là aussi, quand leur route croise celle d’un passeur. C’est également un jeu de survie qui évoque un peu (en plus sommaire) des titres comme Don’t Starve ou Lost in Blue. Et puis un jeu d’errance, un cousin lointain de Journey, d’Enslaved, voire de certains RPG japonais auxquels le thème de l’exil n’est pas étranger. Dans le monde de Cloud Chasers, la principale ressource, rare et précieuse, est l’eau. Dont on refait le plein (dans le meilleur des cas) en moissonnant les nuages aux commandes d’un planeur. C’est la dimension la plus « arcade » et la plus allégorique du jeu – la plus miyazakienne, aussi. On pourrait trouver problématique la rupture de ton qui s’opère entre ces séquences aériennes et les phases plus dramatiques. On peut aussi juger que c’est dans l’espace qui sépare (ou relie) les deux que bat le cœur du jeu, que ce passage d’une trivialité (le drame humain dans ses aspects les plus concrets) à une autre (le pur jeu, la stylisation, la fantaisie) est la vérité profonde de Cloud Chasers, ce qui lui permet de dépasser l’approche purement compassionnelle pour toucher à quelque chose de plus fort, profond et mystérieux.
Injouable en français
Une précision : en l’état, c’est-à-dire dans l’attente d’une mise à jour (promise par les développeurs), Cloud Chasers est quasiment injouable en français pour cause de traduction catastrophique. Au pire, le résultat est incompréhensible. Au mieux, il fait basculer le ton délibérément naïf du récit dans le franchement neuneu. Pour un jeu reposant à ce point sur les textes écrits (voir en particulier celui qui récapitule les événement après chaque fin de partie malheureuse), c’est pour le moins ennuyeux. Il est donc recommandé d’opter d’emblée pour la version anglaise (ou pour l’allemande, langue natale de ses créateurs) afin de « profiter » de l’expérience Cloud Chasers qui, malgré ses limites, vient opportunément rappeler qu’entre regarder notre monde et décoller dans l’imaginaire, le jeu vidéo n’est pas forcément obligé de choisir. Et que s’il réussissait plus souvent à faire les deux, même si l’on n’est pas absolument sûr que les jeux vidéo puissent vraiment changer le monde, pas mal de choses iraient peut-être mieux.
Could Chasers (Blindflug), sur iPhone, iPad et Android, 3,99 €
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